lundi 30 novembre 2009

Je suis Dubaï (88ème épisode)

Maquette de Dubailand

Lundi 30 novembre 2009

Un sujet de conversation courait mercredi sur toutes les lèvres des oies qui attendaient leur tour pour servir leur pays en mourant pour Thanksgiving : Dubaï serait-il le nouveau Lehman Brothers, la suivante bulle immobilière à percer, la future Argentine sur laquelle il faudrait pleurer ? Vendredi, en pleine fête de l’Eid, à travers le Tupperware de leur sépulture frigorifiée, un autre sujet faisait commotion : pourquoi Tiger Woods était-il rentré dans sa voiture puis dans un arbre en sortant de chez lui à deux heures du matin ? Il se trouve que j’ai moins de culture people que les oies et que je sais qui est Tiger Woods uniquement grâce au fait que dans ma vie d’avant, j’ai vendu des sérigraphies de Leroy Neiman à des banquiers[i] qui jouaient au golf[ii]. Pléonasme.

En annonçant la semaine dernière que Dubaï World repoussait de six mois l’exécution de ses obligations financières, le conglomérat public a semé une petite panique, la pire depuis le 11 avril sur les places boursières d’Asie, d’Europe et des Etats-Unis. Dubaï World, l’établissement public d’aménagement de Dubaï a un passif officiellement évalué à 59 milliards $ (officieusement à 80 ou 120 milliards). Dubai World n’est pas le gouvernement, le trésor public, mais devinez qui est son actionnaire unique ? Le terme employé n’était ni ‘forebearance’ (=délai de grâce) ni ‘moratorium’ (=moratoire), mais ‘standstill’(=halte), que tout le monde a traduit en euphémisme de cessation de paiement.

Lundi, les bourses mondiales étaient reparties à la hausse, forte en Asie, moderato cantabile en Europe et tremolo aux Etats-Unis ; sauf celles d’Abu Dhabi et de Dubaï qui perdaient 8,3% et 7,3%.

Moins que les 10% escomptés claironnaient les optimistes, sans doute fortement investis. Mais l’alerte avait tout de même résulté dans la destruction de 9 milliards $ de capitalisation boursière en un seul jour aux Emirats Arabes Unis.
Avant l’ouverture des marchés ce matin, la filiale immobilière de Dubai World, appelée Nakheel (littéralement, les palmiers) avait demandé au Nasdaq de Dubai de suspendre la cotation de trois de ses sukuk. Les sukuk sont aux obligations (bonds) ce qu’Henry VIII est à l’annulation : un arrangement pour faire ce qu’on a vraiment envie de faire sans admettre la contradiction.

Puis dans la matinée, dans un communiqué de presse de cinq paragraphes, Dubai World mettait au point que ce n’était pas la totalité de son bilan qui posait problème : « la valeur totale de la dette des entreprises sujettes à la restructuration financière s’élève à 26 milliards $, dont 6 milliards de sukuk chez Nakheel ».

Une de ces obligations très islamiques d’un montant de 3,6 milliards $ arrivait à maturité le 14 décembre. Il était donc temps de dire « pouce ! »
J’ai longuement développé mon analyse sur Dubai en décembre dernier dans une chronique intitulée « Mon utopie ne connait pas les tsunamis »[iii].
Si Dubaï faisait faillite, il n’entrainerait pas dans sa chute le système financier mondial, ce que les économistes appellent « causer un risque systémique ». 60, 80 ou 120 milliards c’est beaucoup d’argent pour une entreprise - demandez à AIG et au contribuable américain qui en est déjà à 160 milliards $. Mais Abu Dhabi détient 400 milliards $ en fonds souverains des EAU ; et le baril de brent cotait cet après-midi à New York 78,47$.
Nous sommes donc dans un système de garantie implicite au sein de la fédération avec possible rééquilibrage des pouvoirs et où le scénario catastrophe aboutirait à une mise sous tutelle du territoire ; comme cela s’est passé au XVIIIeme siècle, avec la Corse, pour le Duc de Gênes impécunieux. Moyennant le versement annuel de subsides, un traité de Compiègne autorisera Abu Dhabi à installer des garnisons financières à Dubai. Tout en reconnaissant que l’autorité des Dubaïotes est légitime, le gouvernement payeur, représenté par un duc de Choiseul, ministre plénipotentiaire fera régner l’ordre sur le protectorat. Il sera stipulé dans l’accord que tout redeviendra comme avant, à la fin de la dixième année, si Dubaï rembourse.
Autre variante : Abu Dhabi rachète l’actif au bilan de Dubaï Word à l’étranger, les casinos de Las Vegas et à Macau, la chaine de magasins de luxe Barney’s... et les apparences sont sauves car le Duc de Choiseul ne prend pas ses quartiers à Burj al Arab, mais le résultat est le même.
Plus intéressante était l’analyse faite dans le Wall Street Journal à partir du tableau ci-dessous[iv]. Elle montrait qu’après le tsunami, tous les Etats endettés n’étaient pas égaux devant l’endettement, et comment la signature de certains (cf : Etats-Unis, Japon) inspirait beaucoup plus confiance que celle d’autres victimes du tsunami (cf : Hongrie, Turquie). Le tableau se lit de la manière suivante : pour assurer pendant cinq ans une dette de 10 millions de $ auprès de l’Etat américain, il vous en coutera 35.000$ par an et 675.000$ si la dette à été contractée auprès de l’Etat dubaïote.

Le graphique aurait aussi dû inclure la Grèce, les Pays Baltes et l’Irlande dans les maillons qui tirent.
La politique économique en zone euro promet donc d’être intéressante, si tant est qu’elle veut exister avec des pays où la politique monétaire est alignée sur le bon plaisir de Francfort, surnommée Bankfurt, où la politique budgétaire commune est limitée à 1,6% du PIB et où la politique budgétaire nationale frôle déjà les 10% de déficit sans plan de relance.

Pour en revenir à Dubaï, il est évident qu’une partie des fascinés par l’hypercapitalisme nourrissait une jalousie rentrée et que ses déboires actuels révèlent une joie aigre comme disent les Allemands (Schadenfreude), une délectation dans les malheurs d’autrui.

Alors de quoi gloussent les oies ? Si Tiger Woods est certainement le seul milliardaire noir au monde avec Oprah Winfrey, en jouant du club il n’a amassé que des millions. C’est par une très savante monétisation de son image, ce qu’en marketing on appelle faire de son nom une marque (brand), qu’il a su démultiplier ses gains. A Dubaï, il a ainsi vendu son nom à un complexe immobilier au sein de Dubailand, avec un golf bien sûr, et autour une centaine de villas.

On ne demande pas à un sportif d’avoir une conscience, tout le monde n’est pas Mohammed Ali. Je ne lui reprocherais presque pas de ne pas avoir réclamé de conditions plus humaines pour les maçons et les domestiques de son royaume aux cent châteaux, lui le petit-fils d’esclave par son père, si toutefois il n’avait aussi prêté son aura à Nike.

Dans une publicité de 2006, des enfants de toutes les couleurs répètaient « je suis Tiger Woods »[v], en référence directe au film de Spike Lee, où un groupe de bambins se lève en 1992 pour proclamer : « Je suis Malcom X »[vi], en abime du film de Kubrick de 1960 avec la célèbre scène du « je suis Spartakus ».

N’est pas prince noir brillant qui veut.



Parking de l’aéroport de Dubaï (février 2009)
[iv] Edition des samedi-dimanche 28-29 novembre 2009, page A10.