vendredi 16 décembre 2011

Pourquoi la politique de la France se fait-elle à la corbeille des agences ? (141eme épisode)

Systeme de notation des "trois soeurs" americaines


Depuis le sommet européen de Bruxelles du 9 décembre, la France vit sous la menace d'une dégradation imminente de la note de sa dette par Standard and Poor's, Fitch et Moody’s. Le malheur ne peut se consoler qu’avec le malheur des autres et les agences ont placé sous "surveillance négative" une grande partie des 17 pays de la zone euro. En effet « l'absence de mesure pour stabiliser les marchés du crédit à court terme implique que la zone euro, et l'UE dans son ensemble, restent exposées à de futurs chocs et que la cohésion de la zone euro est menacée de manière permanente », estime la troisième, dans un communiqué.

La note de la France a déjà été dégradée d’AA- à A+. C’était le 8 décembre 2011 à Pékin par l’agence Dagong. Les décisions de l’agence asiatique n’entraînent peut-être pas la réaction des marchés occidentaux, les responsables de la China Investment Corporation, le fonds souverain chinois qui garde la cagnotte du commerce extérieur hors du pays, pour éviter que le yuan remonte et tue la croissance tirée par les exportations, la riche China Investment Corporation donc, que les Européens courtisent depuis des mois pour venir colmater les capacités d’emprunt du Fonds Européen de Stabilité Financière, elle lit les rapports de son agence nationale.

Aux yeux des analystes chinois, la dette française est passée de l’immaculée « très haute qualité » à la catégorie chaste d’ « haute qualité » pour trois raisons : la France connait des « problèmes structurels », en particulier une perte de compétitivité. Le gouvernement y a annoncé deux rounds d’austérité mais « l’atteinte de l’objectif de consolidation budgétaire est une cible lointaine et la soutenabilité de la dette à moyen terme s’est détériorée ». Enfin, le « secteur bancaire est en proie à un processus de « deleveraging » (=réduction de l’effet de levier via l’endettement) […] mais le ralentissement de l’économie nationale et l’aggravation des conditions financières extérieures (=les actifs des banques françaises dans le reste de l’Union Européenne) causent une érosion de la stabilité du secteur. »

Selon l’INSEE, l’économie française est bien entrée en « brève récession ». Mais la menace de la dégradation pour la première fois depuis 1975 de la note de la France par l’une des trois agences américaines, du fait d’une conjoncture dégradée et d’un énième effort de sauvetage de la zone euro suscitent l’indignation nationale.

Ah, si nous avions une agence bien à nous, regrettent les Européens qui dénoncent la perfidie des agences de notation américaines.

Il est vrai qu’un cartel approuvé par le gouvernement américain est bien né, quand le gendarme de la bourse étatsunien institua l’appellation officielle d’ « évaluateur de crédit » (‘credit-rater’) en 1975. Son objectif était de réguler le type d’actifs que certains agents économiques devaient détenir pour avoir le droit d’emprunter avec un effet de levier, notamment les banques en matière de fonds propres, mais aussi les compagnies d’assurances et les investisseurs institutionnels (fonds de pension etc.).

Les Organismes Nationalement Reconnus de Notation Statistique ou NRSRO (pour Nationally Recognized Statistical Rating Organization) reçurent comme mandat de certifier la qualité des actifs pour le reste des agents financiers, au moment où se produisait une révolution financière, la titrisation, qui décuplait les possibilités d’investissement des banques en leur permettant de revendre des portefeuilles de prêts avant qu’ils soient arrivés à maturation à des investisseurs qu’il fallait rassurer sur la qualité de la marchandise.

Avant la titrisation, les agences de notation jouaient un rôle certain ; elles vendaient des synthèses économiques. Plutôt que de compiler l’information économique soi-même, librement disponible, les agents économiques préféraient payer un abonnement pour obtenir les synthèses directement.

Apparue au grand jour dans les années 80, avec la gestion de la crise de la dette mexicaine, dit Plan Brady, la titrisation consiste dans la mise dans un grand bol de toutes sortes de dettes puis leur mélange, puis leur distribution dans des petites verrines aux investisseurs en appétit de « rentabilité supérieure sans risque ». (Pour une explication du mécanisme censé diluer le risque, voir ici). Le dosage des différentes tranches demeure une recette de fabrique de chaque banque d’investissement, ce qui rend l’évaluation de la qualité pour un agent extérieur opaque. D’où le rôle certificateur des agences.

Le modèle économique a changé: au lieu de vendre de l’information économique, comme Bloomberg, les trois sœurs se sont reconverties dans la vente de notes payées par les fabricants de « verrines ». Au début, elles étaient 7 NRSRO, puis 6 au milieu des années 90. En 2003, l’oligopole a été réduit à trois. Le conflit d’intérêt n’a fait que croître avec les profits mirifiques, et la fête a duré, duré jusqu’au petit matin d’août 2007.

Entre temps, c’est tout le système financier qui en est venu à se baser sur ces notes. Aujourd’hui, elles servent aux banques centrales pour choisir quels actifs elles acceptent pour la provision de liquidités contre la mise en garantie d' « actifs » considérés comme « éligibles ». Ainsi, un pays de la zone euro qui verrait sa note sévèrement dégradée ne pourrait théoriquement plus se refinancer en plaçant ses bons du trésor en nantissement auprès de la Banque Centrale Européenne.

Le triple A des agences de notation permet aussi d'emprunter à des taux avantageux. C’est la raison du grand tracas national mais aussi collectif des 6 économies les plus fortes, contributrices au Fonds Européen de Stabilisation Financière.

Les gouvernements de la zone euro doivent placer 80 milliards € de bons du Trésor au cours du seul mois de janvier. Les investisseurs en appétit de « rentabilité supérieure sans risque » auront-ils envie de manger ce que leur disent les agences ? Pour les appâter, l’accord du 9 décembre à Bruxelles promettait qu’aucune dette ne serait réduite à l’avenir, que toutes les verrines seraient bien honorées par le contribuable. Il est probable que si le critique gastronomique était européen, le restaurant recevrait trois étoiles au Michelin. Mais la cuisine serait-elle vraiment meilleure ?

Gabrielle Durana





mercredi 7 décembre 2011

L’intérêt vital des autres (140ème épisode)




7 décembre 2011

Un spectre hante l'Europe : le spectre de la désunion de plus en plus étroite entre les peuples. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont donné rendez-vous demain à Bruxelles pour convaincre le reste du monde que sa crise qui dure depuis 18 mois et qui maintenant menace de briser l’euro, trouvera une conclusion constructive, à défaut d’heureuse.

Deux plans de sauvetage de la monnaie unique s’affrontent et aucun ne mettra fin à la spirale sécessionniste.

D’abord, le plan Merkel-Sarkozy. Il vise à mettre les gouvernements dispendieux sous tutelle des autres Etats et à les faire se repentir de leurs déficits par des politiques d’austérité. C’est l’image de la société : si les pays sont responsables indéfiniment et solidairement des engagements budgétaires des autres « associés », alors il est normal que collectivement ils aient le droit de contrôler les engagements financiers causés par les autres. Qu’est ce qu’un Etat cigale ? Celui qui ne tient pas son déficit sous le seuil des 3%.

Dans ce cadre, la Banque Centrale Européenne n’intervient pas sur le marché primaire de la dette publique des pays membres. En clair, s’ils émettent de la dette, elle ne s’en portera pas acquéreur. En revanche, lorsque les investisseurs institutionnels recycleront des bons du Trésor sur le marché secondaire, elle pourra en acheter. A ce stade, la différence tient au volume de l’intervention plus qu’à sa nature, mais c’est une différence de taille.

Finalement, les Etats mauvais élèves qui ne respecteraient pas la règle d’or inscrite dans la Constitution de leur pays sont sanctionnés. La justice sera rendue par un sommet de chef d’Etats ; car dans cette solution, il n’est pas question d’avancer vers du fédéralisme (les européens parlent du « niveau communautaire », parce que « fédéralisme » est un gros mot). Le mécanisme relève de l’intergouvernemental, mais mâtiné d’une très forte super majorité (85%). Attention, ce n’est pas « un Etat, une voix ». Chacun voterait en fonction de son poids d’actionnaire dans le Fonds Européen de Stabilité Financière (FESF), rebaptisé car refondu en un Mécanisme Européen de Stabilité (MES).

Une seule concession à Sarkozy : les investisseurs privés ne contribueront pas aux pertes futures. Tout sera épongé par le contributable.

Maintenant examinons le deuxième plan proposé cette fois par le président du Conseil européen, M. Herman Van Rompuy. Sa principale discordance par rapport au premier tient à la proposition faite d’émettre des bons d’un « Trésor européen ». Il a beau déplaire des deux côtés du Rhin, le reste des pays adorent.

Deux plans vers nulle part

Le plan Merkel Sarkozy ne marchera pas. En effet, la plupart des pays de la zone euro en délicatesse avec les marchés aujourd’hui avaient des déficits… de moins de 3% avant le début de la crise. L’Italie vote un budget en excédent depuis 1992. [La France est une exception, qui n’a pas voté un budget en équilibre après 1974.].

Le plan Van Rompuy est supérieur mais ne rend pas à la BCE les manettes de la politique de monétaire, puisque seul levier qui marche dans la salle des machines est celui qui garde l’inflation en dessous de 2%, ni de sa politique de change. Il est donc insuffisant.

La croissance ou la l’agonie de la dette

Le problème c’est la dette accumulée dans le passé, et celle accumulée depuis le déclenchement de la crise par les Etats qui ont volé au secours des banques. Sans croissance, la première ne part pas. Sans liquidation partielle ou totale des actionnaires qui ont joué et perdu, la deuxième sera transmise à nos petits enfants.

De plus, le plan Merkel Sarkozy ne prend pas en compte les intérêts vitaux des autres pays de la zone euro. Sans croissance, les excédents commerciaux allemands sont les déficits des autres ...

Entre la peur et le pire

Pourquoi ces derniers coopéreraient-ils dans une négociation au cours de laquelle ils voient leur opinion bafouée, passe encore mais leur possibilité de croissance future annihilée ? Parce qu’ils n’ont pas le choix ? Parce que la sortie de l’euro amènerait le chaos ? Mais le chaos pour qui ? C’est déjà le chaos en Grèce !

Il faudrait écrire un papier sur la nouvelle variante de politiques d’ajustements structurel sans dévaluation, en étudiant les cas irlandais et grecs, par opposition à celui de l’Islande. Il serait aussi intéressant de construire une analyse du coût de la sortie de l’euro en distinguant les effets selon qu’on est un petit ou un grand pays (c'est-à-dire que la dynamique interne est susceptible d’impacter les autres ou pas).

Bien sûr, ces analyses ne sont pas des outils de la prise de décision des politiques, justement parce que l’euro a beau avoir abouti à une impasse économique et à un krach démocratique, il reste une obsession. On ne change pas l’ADN d’une génération.

Merkel et Sarkozy proposent de passer outre les récalcitrants dans le groupe des 27, et de promouvoir la coopération renforcée des 17 membres de la zone euro, voire des six pays les plus forts.

L’Angleterre a prévenu à plusieurs reprises ces derniers jours qu'elle lierait la révision des traités à des concessions en matière de répartition de compétences entre Londres de Bruxelles, sur le sujet hautement litigieux de la régulation des services financiers.

Le troisième plan

Le sommet de Bruxelles s’ouvre sur un rapport de force où les deux leaders n’ont pas les moyens de mettre au pas les autres membres et où les marchés s’impatientent de l’absurdité de l’impasse politique.

En effet, un troisième plan est possible dont parlent des économistes des deux bords de l’Atlantique, parce que c’est le seul qui fait sens dans la situation actuelle : changer les traités et donner à la BCE la plénitude des attributions d’une banque centrale. Cette situation s’impose comme une évidence parce qu’à l’heure actuelle le BCE est la seule institution fédérale, pardon, « communautaire » qui fonctionne, et parce qu’elle seule, par définition, dispose de la force de frappe ; c’est le rôle d’une banque centrale de pouvoir créer de la monnaie « ex nihilo » autant que de besoin.

La naissance d’une banque centrale de plein exercice aux Etats-Unis a été bien laborieuse. L’étude de son histoire sert à excuser les errements actuels de l’UE. En effet, depuis la fondation de la First Bank of the United States, d’une durée limitée à 20 ans, par Alexander Hamilton en 1791, jusqu’à la création de la Réserve Fédérale en 1913, l’histoire financière américaine est maculée de crises, d’escroqueries et de reculades retentissantes. D’ailleurs, ce n’est pas par hasard qu’elle ne s’appelle pas « Banque Centrale Américaine » ; car dans la négociation fut âpre entre les Etats et Washington. A la fin, la Fed naquit de la mise en commun des réserves de 12 Regional Federal Reserve Banks et c’est la combinaison de ces 12 banques qui, ensemble donne la Réserve Fédérale.

La zone euro peut encore durer longtemps dans la récession. Au bout d’un moment, elle finira bien par arriver au fédéralisme budgétaire et monétaire intégrés, parce que c’est le meilleur modèle pour la stabilité des prix et la croissance. Il serait juste dommage pour les deux générations à venir que cela prenne soixante dix-ans.

Gabrielle Durana

lundi 5 décembre 2011

Occupy Wall Street a-t-il servi à quelque chose ? (139ème épisode)


5 décembre 2012

Un par un, les campements d’Occupy Wall Street ont été évacués par la police. Au cours du mois de novembre, l’effort de normalisation s’est étendu à toutes les grandes villes ; chaque démantèlement justifiant le caractère raisonnable du suivant. «Vous voyez bien, ce n’est pas contre vous, à Los Angeles etc. aussi, ils ont été dispersés ».

Les Occupants ne sont plus autorisés à passer la nuit sur leur lieu de manifestation, mais ils ont le droit de revenir pendant la journée. Sur Zuccotti Square, le berceau new-yorkais du mouvement, le concept de « tent city » qui faisait peur aux bourgeois a évolué vers celui plus acceptable de « think tank ».

A San Francisco, maintenant qu’Ed Lee a été réélu maire il y a un mois, on peut passer aux choses sérieuses : la chambre de commerce se plaint que le campement choque la vue des touristes, déjà passablement secoués par les mendiants agressifs ; que la Municipalité ne déloge pas, car elle se mettrait immédiatement à dos les organisations de défense des droits des SDF. Futé, le nouveau maire a proposé aux Occupants de déménager dans le quartier Latino de la Mission et de les installer dans une école désaffectée dont la mairie paierait le loyer (2500$/mois) jusqu’à l’été prochain.

L’Assemblée Générale a refusé ; car loin des yeux, loin du cœur.

L’ultimatum a expiré depuis mercredi dernier. Les Occupants campent toujours entre la statue de la Chiffonnière de Dubuffet, à quelques centaines de mètres de la Réserve Fédérale, sur le terrain de pétanque construit par le maire précédent pour humaniser le Financial District. Et sous les pavés, la plage, les barrières antiémeutes ont été saisies par les Occupants et recyclées dans un carambolage engainé en monument à l’honneur de la police.

Alors, OWS, au-delà du folklore, un coup d’épée dans l’eau ?

Quand un Parisien regarde le campement d’Occupy Wall Street sur la Justin Hermann Plaza, cela lui rappelle la grève de la faim de 34 jours de 4 SDF sans-papiers sous les tentes du canal Saint-Martin pendant l’hiver 2007. Quatre ans plus tard, les mal logés se sont organisés autour de l’association Les Enfants de Don Quichotte et réclament toujours sur d’autres trottoirs leur droit opposable au logement.

Le mouvement Occupy Wall Street a juste deux mois et demi d’existence mais il peut déjà s’enorgueillir d’un bilan. D’abord, le slogan « Nous sommes les 99% » a complètement changé la donne en plaçant au centre du débat présidentiel la question de la répartition des richesses. Depuis l’élection d’Obama en 2008, le débat était totalement dominé par les thématiques du Tea Party que l’on pourrait résumer par « Sortez les sortants » et « Pour vivre heureux, payons moins d’impôts ».

La deuxième victoire du mouvement OWS, c’est justement la ringardisation de l’idéologie du Tea Party, comme réponse à la crise. Certes, au Congrès la machine démocratique est totalement bloquée par la promesse que Grover Norquist a faite signer à 270 élus du Parti Républicain de ne pas augmenter les impôts sous aucune circonstance. Mais la pression d’OWS met en lumière l’absurdité du postulat selon lequel les riches sont des créateurs d’emplois tous azimuts. « Où sont les emplois ? » scandent les manifestants. Et la question fait écho dans la population appauvrie, dont les enfants, un conjoint, un ami est en chômage, malgré leur éthique de travailler dur pour participer à la frénésie des soldes.

Il est incontestable que le slogan « Nous sommes les 99% » est entré dans l’histoire américaine, avec la même force que d’autres mots d’ordre du passé : « Give me liberty or give me death » au moment de la Guerre d’Indépendance, ou « We shall overcome » pendant le mouvement des Droits Civiques, « Bring them home » et « Stop the draft » durant la guerre du Vietnam et « Yes, we can ! », en 2008.

Reste à savoir, si justement un slogan qui capture l’imaginaire d’un peuple en souffrance peut mener à la victoire par les urnes. Le mouvement des Indignés en Espagne n’a pas pu empêcher un retour de la droite la plus réactionnaire en Espagne. Le mouvement OWS est divisé sur la mobilisation pour 2012. Sans leader, il se targue aussi de ne pas présenter de candidats, à la différence du Tea Party en 2010.

Les chiffres de l’économie américaine repartent à la hausse et Obama a de bonnes chances de l’emporter en novembre 2012. La question est de savoir s’il aura appris de sa lenteur en 2008-2010 et s’il foncera cette fois pendant l’état de grâce. Les 99% aimeraient tellement le croire.

Gabrielle Durana