samedi 25 février 2012

Sous les dettes, le défaut ? (147ème épisode)


24 février 2012

Après bien des vicissitudes, le deuxième plan de sauvetage de la Grèce a été adopté le 20 février par la Troïka (l’Eurogroupe, la Banque Centrale Européenne et le FMI) d’une part, et le gouvernement et le Parlement grecs de l’autre. En échange de mesures d’austérité d’une brutalité seulement vue dans le tiers-monde -et la crise asiatique de 1997-, et mises en place sous l’égide du FMI, l’accord propose un effacement de 100 milliards de dettes et un nouveau prêt de 130 milliards d’euros, exclusivement alloué au paiement des créanciers.

Les créanciers justement, à qui on a demandé de renoncer « unilatéralement » à presque 70% de leur créance, pour ne pas déclencher les Credit Default Swaps, qui les auraient indemnisés contre exactement ce qui de se produire, se sentent floués par « la raison d’Etat ». Les populations, elles brandissent leurs cahiers de doléances et crient de plus en plus au défaut.

Né au forceps, le compromis est loin de mettre fin à la « crise atlantique », comme disent les Asiatiques, sur sa rive européenne. Aussitôt signé, le parti minoritaire dans la coalition allemande a annoncé qu’il allait en bloquer le passage au Parlement allemand. Quant aux dirigeants du principal parti d’opposition en Grèce, la Nouvelle Démocratie, ils déclarent vouloir en renégocier les termes, après les élections d’avril qui devraient les ramener au pouvoir.

De son côté, le gouverneur de la Banque Centrale Européenne, Mario Draghi donne un entretien au Wall Street Journal en fin de semaine dans lequel il déclare que : « Le modèle social européen est fini » (‘the European social model is already gone’) et où il justifie la politique économique préconisée la Troïka. L’ancien patron de Goldman Sachs Europe martèle que pour s’en sortir, l’Europe doit endurer stoïquement un remède de cheval. On peut légitimement le soupçonner d’être juge et partie.

Pendant ce temps, comme les Européens ne veulent pas être ravalés au rang d’animal, la cessation de paiements est devenue un enjeu du débat public. Vu d’Amérique, où le psychodrame du relèvement du plafond de la dette étatsunienne en aout 2011 avait fait couler son pesant de pixels, le cadre du débat européen est fascinant. Il marque une réelle évolution par rapport à ceux qui depuis deux ans jouaient à nous faire peur : « Et si la Grèce faisait faillite et cela déclenchait un nouveau cataclysme, à la Lehman Brothers ? »

La nouveauté, ce sont en effet les articles en faveur du défaut grec. Comme un pays ne peut pas faire faillite, comme les créanciers ne démonteront pas pierre par pierre l’Acropole, comme ils ne peuvent pas tirer la Crète avec une grosse remorque, que le peuple grec est mis en prison pour dettes in situ ; un retour à la tradition de l’Antiquité en quelque sorte, et bien un gouvernement grec devrait arrêter de payer les banques et sauver ses gens. La rengaine de l’impuissance est une fable, regardez l’Argentine, qui s’en est vraiment bien sortie, dès qu’elle a mis le FMI à la porte. Voyez l’Islande, qui au lieu de jeter sa population dans les affres de l’austérité, née du casino garanti par l’ancien pouvoir politique a préféré faire défaut, son purgatoire n’a pas duré si longtemps : Fitch a été la dernière des agences à relever la note de la petite république au rang d’emprunteur « fiable ».

Le maitre dit : ne réfléchissez pas, obéissez. Le financier dit : ne réfléchissez pas, payez. Le prêtre dit : ne réfléchissez pas, priez. Et le spectateur engagé dit : « ayez le courage de penser ». Modèle contre modèle, doxa contre doxa, qui dit vrai ? Et d’abord pourquoi le débat en est-il arrivé la ?

L’hypothèse que j’avance est que la présentation en positif du défaut est le résultat d’un triple phénomène :

- Le prolongement de la crise européenne permet d’observer le sort d’un panel de pays vulnérables.

- L’aggravation de la crise européenne accentue les contradictions d’un fédéralisme inachevé et celles d’un capitalisme européen, finalement très spéculatif.

- La déception face au bilan du mouvement des Indignés de 2011, qui se réincarne dans une revendication politique programmatique en 2012. Par comparaison, le mouvement « Occupy Wall Street » a réussi à placer au cœur de la campagne présidentielle américaine la question des inégalités et de la justice fiscale.

A quelles conditions un Etat peut-il se passer de ses créanciers ? Réponse : dès lors que ses recettes couvrent ses dépenses… hors paiement des intérêts et du principal, donc à condition que le solde primaire des finances publiques soit nul ou positif ; c'est-à-dire à partir du moment où il n’aurait besoin d’emprunter que pour honorer le service de sa dette.


Question dans la question : à quelles conditions un Etat peut-il de draper dans sa toge de légitimité et décider de renier sa parole la tête haute ? Réponse : lorsque la dette a été contractée de manière inique, c’est à dire pour un but autre que l’utilité publique, comme c’est souvent le cas sous une dictature ou un régime corrompu, et que les prêteurs savaient que l’argent serait employé à mauvais escient. Le concept de “dette odieuse” est reconnu en droit international.

C’est bien là que le bât blesse pour les partisans du “droit des peuples au défaut”. La dette odieuse n’est pas actionnable quand les conséquences du surendettement public deviennent odieuses pour la population, mais lorsque sa genèse l’est. Dans les divers pays de l’UE tombés sous le joug de la Troïka, combien pourraient invoquer l’usurpation du pouvoir, la corruption des puissants, et la collusion des prêteurs ?

Les Italiens méritent-ils de déguster parce qu’ils n’ont pas chassé Berlusconi pendant 20 ans ? Au delà du diagnostic froid, il est intéressant de regarder le « roman national » que se racontent les différents pays pour s’expliquer leur crise. La Grèce a produit « Deptocratie », un documentaire qui a rencontré un très grand écho dans la population ; il donne à voir un degré de putréfaction dans la classe politique et de complicité des corps intermédiaires, une genèse effarante du chaos actuel. En Espagne, deux films ont capturé les consciences : « Quand nous étions riches » et « Españistan ». Dans le premier, on voit que le délire des infrastructures a duré aussi longtemps que les fonds structurels européens ont duré mais que l’Espagne ne peut pas construire des autoroutes qui ne mènent nulle part si elle n’a pas les moyens de les entretenir. Le deuxième est un réquisitoire contre la politique d’Aznar. Leur concomitance montre combien il est difficile parfois de distinguer entre l’erreur dogmatique, l’aveuglement et le retournement de conjoncture. Le défaut du défaut est que la plupart du temps, il ne dédouane pas les peuples-spectateurs de leur manque d’engagement comme citoyens. Mais c’est un bon argument de négociation.

Gabrielle Durana

lundi 20 février 2012

Autant en emporte l’Europe (146ème épisode)

18 février 2012

Sommes-nous entrés dans une dystopsie, ce récit inspiré de la science fiction dépeignant une société organisée de façon telle qu'elle empêche ses membres d'atteindre le bonheur? Avant de répondre, attendez mardi 21 février, que les parlementaires français se prononcent sur la ratification du Mécanisme Européen de Stabilité.

Le 11 juillet 2011, puis le 2 février 2012, le traité portant « Mécanisme Européen de Stabilité » a été signé deux fois par les ministres de la zone euro. Officiellement, il s’agit de remplacer le Fonds Européen de Stabilité Financière, voué à disparaître en juillet 2013 par un pare feu permanent, plus haut et plus fort. Avec un capital de 700 milliards d’euros, le MES devrait entrer en vigueur le 1er juillet 2012. Les deux organismes cohabiteront pendant un an.

Un traité peut en cacher un autre.

Jusque là, tout va bien. Là où cela se gâte, c’est que pour bénéficier de la protection de la Grande Muraille anti-tsunami financiers, les Etats Européens devront avoir ratifié un second traité, portant « Stabilité, coordination et gouvernance dans l’Union Economique et Monétaire. ».

Le contenu de ce second traité est encore en cours de négociation mais on sait déjà qu’il aboutira à la mise sous tutelle des pays tombés dans le besoin. Autrement dit, tant que vous arrivez à vous en sortir tous seuls, on ne viendra pas enfreindre votre souveraineté budgétaire. Mais, si par malheur ou par négligence, vous étiez rendu à quémander, le MES prendra possession de votre maison et vous la remettrez en ordre, sous les ordres de ses fonctionnaires, protégés contre toute intrusion du politique bruxellois, du juge luxembourgeois ou strasbourgeois.

Ça ne vous rappelle rien ? Les us et coutumes du Diable, appelé au bon secours dans le Désert de la Mort !

Le MSE de son vrai nom, le FME

Le mécanisme des droits de tirage spécial pour alimenter le capital de la banque, les politiques d’austérité drastiques, la nature des critères d’assainissement (le maximum de déficit structurel autorisé devra passer sous la barre de 0,5% au lieu des 3% dans le Pacte de Stabilité ; quand on ne tenait pas compte du service de la dette), la bonne gouvernance, l’immunité des personnels, tout, absolument tout rappelle l’institution de Washington.

Alors, voilà la deuxième génération des pères fondateurs de l’UE, Mrs. Delors, Kohl, Mitterrand avait rêvé que la monnaie unique accoucherait de l’Europe intégrée. Mais, sans régulation politique digne de ce nom, la bureaucratie et les marchés ont jeté le projet européen dans le ravin.

Au fédéralisme de gauche – l’intégration par la mutualisation des dettes, par la création d’un vrai impôt européen-- s’oppose désormais une contre-utopie, le Fonds Monétaire Européen, l’intégration par la rigueur et les larmes.

Le fédéralisme et la guerre.

Il avait fallu une guerre entre l’Union et la Confédération pour que les Yankees puissent mettre au pas les Sudistes, et qu’à la suite de la bataille de Gettysburg en 1863, les Etats-Unis marchent vers un Etat fédéral.

L’utopie européenne consistait à croire qu’on pouvait avancer dans une union sans cesse plus étroite entre les peuples, juste en créant une solidarité de fait et en se parlant entre Grands d’un même continent, ensanglanté par la guerre. Malheureusement, la paix éternelle vous rend amnésique.

Bien sûr, au temps de Lincoln, les Nordistes étaient les antiesclavagistes et leur usage de la violence servait le progrès social. Aujourd’hui, il est tout aussi certain que le traité du MES est l’instrument d’une grande régression, d’une grande déconstruction. Désormais, l’Europe se traîne dans une union budgétaire à marche forcée.

Mais au moins la route ne sera pas abreuvée par le sang de 600.000 cadavres de jeunes hommes morts pour l’intégration fédérale dans sa version néolibérale. Au lieu de mourir, ils seront peut-être au chômage, ou ils émigreront. Certainement en bien plus grand nombre que les morts de la Guerre de Sécession, mais au moins ils sont vivants, ma bonne dame. Ne parlez pas de génocide social, comme vous y allez !

Les Européens se sont trompés tant de fois sur leur destin collectif.

Un autre chemin était possible qui aurait conduit à une Europe plus unie et plus démocratique, avec l’émission d’euro-obligations et une mutualisation des dettes, mais il aurait fallu une autre équipe dirigeante, à la tête de l’Europe et dans plusieurs pays clefs ; des équipes dirigeantes que les peuples européens se sont choisies, au moins jusque récemment, avant qu’on ne suspende à certains endroits leur capacité à « mal choisir ».

Les historiens parlent de « chemin dépendant » (‘path dependency’) quand certains événements entrainent des conséquences irréversibles. L’élargissement de l’UE, trop rapide et trop vaste, fut une erreur, sur laquelle on ne peut plus revenir. Le vote du traité portant MES, mardi prochain, en sera une autre. Schuman, Spaak, Gasperi, Adenaueur, Bech et Beyen se retournent dans leur tombe. A moins que d’ici à juin, au moins deux Parlements, représentant plus de 10% du capital du MES, disent non au droit des peuples à poursuivre leur malheur.

Gabrielle Durana

dimanche 12 février 2012

L’éternité et un trimestre (145ème épisode)


12 février 2012

La Grèce, toujours et encore. Le Parlement hellène a donc finalement voté les mesures draconiennes d’ajustement structurel, dictées par les “16 parents en colère” [de l’Eurogroupe], comme titrait le Wall Street Journal hier. Dans cette chambre monocamérale composée de 300 membres, 199 députés de la majorité et de l’opposition ont adopté des mesures d’austérité, en contrepartie du déblocage de la prochaine tranche des 130 milliards € de prêts, qui était requis avant le 20 mars, afin d'éviter la cessation de paiement, et de 100 milliards € d’abandon pur et simple de créances.

Mais la Grèce n’est pas juste en proie à une crise de liquidité. Avec un montant de dettes proche d’entre 160 et 200% de son PIB selon les décomptes, la Grèce ne sortira pas de l’ornière grâce à l’accord intervenu « aujourd’hui avant minuit », comme l’appelait de ses vœux le Premier ministre, afin que les bourses puissent rouvrir en hausse, lundi matin, à commencer par Tokyo.

Le Parlement s’est couché mais la rue, elle est en furie. Cent mille personnes ont manifesté contre l’abaissement du salaire minimum de 20%, contre la réduction des pensions de retraite, les 15.000 suppressions de postes de fonctionnaires et d’autres économies budgétaires drastiques.


Des scènes de guérilla urbaine ont été montrées à la télévision mais sans décodage. En France, entre la vague de froid et le dopage au Tour de France, les madias dépeignent la colère des Grecs, avec une fatalité raciste (« ces Grecs sont des fainéants) ou une mise de côté (« Chacun ses problèmes ») ; cette distance préalable au « consentement meurtrier » dont parle le philosophe Marc Crépon, qui permet de faire un tri entre les victimes. Aux Etats-Unis, ce dimanche, la tv pleure des témoignages après l’annonce de la mort de Whitney Houston. Quelques heures avant la cérémonie des Grammy Awards, entre deux pauses publicitaires, la chaine de l’info en continu revient d’Aretha Franklin à Cindy Lauper sur la chanteuse retrouvée sans vie dans la baignoire d’une chambre d’hôtel de Beverly Hills. Le fil de l’actualité hollywoodienne éclipse les images ahurissantes de la Bibliothèque Nationale d’Athènes en proie aux flammes des cocktails Molotov. L’entertainement c’est de l’info et vice-versa.

Tant a été écrit sur la Grèce qu’il est difficile de même capter l’intérêt des lecteurs de nouveau. Au moment où une faim africaine (si, si !) est en train de s’abattre à quelques encablures de Venise, il convient de revenir sur la genèse de la dette grecque.

Le documentaire Deptocratie raconte l’histoire de cette classe politique corrompue, ayant perdu tout sens de l’intérêt général et ayant obéré l’avenir de toute la population contre quelques pots de vin. On peut trouver que la retraite à 55 ans et la fraude fiscale sont le luxe des seuls milliardaires, le réquisitoire du documentaire est implacable.


Si la dette est « odieuse », c’est à dire inique, illégitime et donc illégale, comme en font la démonstration les réalisateurs dans le documentaire, on comprend alors que les responsables aux manettes dans l’Eurogroupe et en Grèce n’ont pas l’intérêt général européen (et encore moins grec) à cœur mais l’extraction du maximum de ces contrats signés sous cape, avec la complicité des marchands de canons et de métros et la collusion des banquiers qui finançaient ces châteaux en Grèce, tout en sachant advienne que pourra.

Les partis politiques dominants en Grèce n’ont pas non plus particulièrement envie de donner suite à l’exigence d’un audit des finances publiques grecques, réclamé par la population qui découvre que sa classe politique l’a vendue en esclavage pour les 30 prochaines années, et qui viserait à établir comment on en est arrivé là. Les responsables du pillage seraient directement mis en cause, tous partis confondus.

En définitive, la Grèce ne fera pas faillite, bien que cela serait le plus court chemin pour s’en sortir dans la situation actuelle, (encore une fois, je me réfère ici au documentaire, cette fois dans la partie qui traite de la dette de l’Equateur), parce que sa souveraineté est tellement obérée qu’on ne laissera pas le peuple hellène décider. M. Sarkozy propose donc un référendum dans son pays sur les fraudeurs du Pôle Emploi, mais on vendra par appartement le pays d’autrui et la population de cette république est invitée à continuer de passer la serpillère.

Plusieurs intellectuels ont assisté au vote aujourd’hui, perchés dans le poulailler du public, dont Mikis Theodorakis. Ironie des ironies, le compositeur grec de 85 ans avait écrit la musique de ‘France Socialiste’ en 1977, à la veille de la victoire de François Mitterrand. Celui qui n’a pas pu assister à la scène est l’auteur du « Regard d’Ulysse » et de « l’Eternité et un jour », fauché par un véhicule il y a quelques semaines. La thématique du retour vers un pays qui change s’était toujours mêlée à une certaine description du tragique chez Theo Angelopoulos ; sauf que dans ses films, la Grèce se montrait indifférente à l’urgence humanitaire sous ses fenêtres, des réfugiés de Bosnie qui grimpaient aux grillages pour passer la frontière dans le brouillard, aux enfants des rues d’Albanie, laveurs de carreaux aux carrefours d’Athènes. C’est peut-être ça, plus que la potion amère, la punition suprême du peuple grec, le consentement meurtrier retourné.

Gabrielle Durana