“ESTRAGON (renonçant à nouveau) : Rien à faire.
VLADIMIR (s'approchant à petits pas raides, les jambes
écartées) : Je commence à le croire. (Il s'immobilise.) J'ai
longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir, sois raisonnable. Tu
n'as pas encore tout essayé. Et je reprenais le combat.”
En attendant Godot (1952), Samuel Beckett
Six ans après la faillite de Lehman
Brothers qui avait signalé l’éclatement de la crise des subprimes, l’économie américaine avec un taux de chômage de 5,9% et
une croissance à 4,6% semble retournée à une situation de « business as usual ». Ce qui n’est pas très usuel toutefois est que
cette fois, la crise n’a débouché sur aucune condamnation de dirigeants
d’institution financière. Sans l’intervention presque messianique de Ben
Bernanke, ancien gouverneur de la Fed, qui toute sa vie s’était préparé pour
cette épreuve en devenant un expert de la crise de 1929, l’Amérique et le monde
auraient répété une « grande dépression ». A la place, il y eut
seulement (sic) la moindre calamité
d’une « grande récession ».
Mais personne ne semble devoir répondre, a fortiori payer sa dette vis à vis de
la société pour la destruction de 8,7 millions d’emplois entre 2008 et 2009 ni
pour la « perte de richesses »[1],
c’est à dire de l’appauvrissement, à hauteur de 36% du foyer médian américain
entre 2007 et 2013[2]. La bulle s’est percée,
elles finissent toujours par se percer, c’est la vie.
Une prise de risque incoordonnée ?
Après la crise de 1929, l’enquête du
procureur Ferdinand Pecora avait conduit à l’incarcération à Sing Sing, pendant 3 ans et quatre mois de Richard Whitney, ancien président à la retraite du New York Stock Exchange.
Après la faillite du tiers des caisses d’épargne américaines (‘savings & loans’) sous Reagan, plus
de 1100 dirigeants[3] avaient été poursuivis
pénalement et beaucoup condamnés à de la prison ferme. Dans les années 90, les capitaines corrompus de
WorldCom, Qwest, Enron, Arthur Andersen et Tyco avaient aussi tâté de la paille
du cachot.
Alors “pourquoi aucun haut dirigeant
n’a-t-il été poursuivi après la crise financière?” de 2008 se demandait dans un
long article paru en janvier 2014, Jed S. Rakoff[4],
juge fédéral à la US District Cour du Southern
District de New York[5],
considérée comme la juridiction la plus importante du pays et la plus ancienne
-225 ans soit deux semaines de plus que la Cour Suprême-, devant laquelle se
retrouvent les affaires impliquant Wall Street. “Pourquoi un seul haut dirigeant bancaire s’est-il
retrouvé en prison pour la crise financière ?” interrogeait en écho un article
du New York Times[6] paru en avril 2014.
Les raisons officielles du laxisme judiciaire
Trois raisons sont généralement avancées
pour expliquer le manque de poursuites judiciaires après la débâcle financière
de 2008. D’abord, entre les dirigeants et les subordonnés
« découpeurs » de prêts bancaires en obligations circulables sur les
marchés financiers, il y aurait une épaisse hiérarchie qui rendrait
l’implication directe des cadres de direction dans d’éventuelles malversations difficile
à prouver. Ensuite, les
produits financiers dérivés portant sur ces prêts bancaires avaient été vendus
de professionnel à professionnel. Ces derniers sont les mieux placés pour
comprendre que tout investissement comporte un risque. Caveat emptor, l’acheteur n’avait qu’à être plus vigilant. Enfin, la
clémence serait justifiée par l’intérêt supérieur de… l’économie ou selon les
propos de l’Attorney General, le ministre de la justice américain, Eric Holder,
devant le Senate Judiciary Committee[7] : « il devient
difficile de poursuivre pénalement [les dirigeants des banques] quand vous
recevez des indications que cela aura un impact négatif sur l’économie
nationale, voire peut-être sur l’économie du monde »[8]. Autrement
dit, les banquiers seraient « too
big to jail », trop gros pour être mis en prison sans entrainer toute
l’économie dans leur chute.
Les vraies raisons du laxisme judiciaire
Jed S. Rakoff, le juge fédéral de la US
District Court du Southern Disctrict
de New York ne croit pas à une collusion des procureurs avec Wall Street, qui
ménageraient les banques parce qu’ils espèrent aller pantoufler comme conseil
juridique. Pour lui, l’inaction puise ses racines d’abord dans les événements
du 11 Septembre 2001, qui ont modifié les priorités et les répartitions
d’effectifs au sein du Département de la Justice américain en faveur de la
lutte contre le terrorisme. Même au moment où le scandale de Bernie Madoff a
été révélé en décembre 2008, les parquets ont été incités à orienter leurs
efforts vers les supercheries financières de type système de Ponzi et délits
d’initiés, où des coupables étaient identifiables. En effet, le deuxième
argument avancé par Jed S. Rakoff pour ne pas poursuivre en justice d’éventuels
responsables de la crise de 2008 est le caractère diffus de cette responsabilité.
Ainsi le rôle joué par les régulateurs qui, sous la présidence Clinton
dérégulaient par idéologie et parce qu’ils étaient devenus les otages de ceux qu’ils
étaient censés contrôler. La Fed, dirigée par Alan Greenspan, après le 11
Septembre a inondé l’économie de liquidités et contribué à la bulle, en créant
l’océan de crédit. La responsabilité de de George W Bush, enfin, qui a incité
les Américains à emprunter et aller « faire du shopping pour aider
l’économie ». Bref, tout le monde est responsable et personne n’est
coupable.
Responsabilité pénale des personnes morales
Jed S. Rakoff, dont la carrière au rang de
juge fédéral a été hissée en 1995 par Bill Clinton mais qui avait commencé par
représenter le ministère public de 1973 à 1980 avant de travailler comme avocat
à son compte, propose une dernière explication. Selon lui, la responsabilité
pénale des personnes physiques, singulièrement celle des décideurs, et la responsabilité
pénale des personnes morales fonctionneraient comme des vases communicants.
Vouloir faire émerger la seconde entraine un affaiblissement de la première. Ces
trente-cinq dernières années, un engouement de la doctrine puis des changements
législatifs ont fait émerger une nouvelle institution juridique : la
responsabilité délictuelle d’entités juridiques désincarnées.
Les grandes banques à l’amende
L’actualité américaine récente semble
confirmer l’analyse de Jed S. Rakoff. En juillet, 2014, Citigroup acceptait de
s’acquitter de 7 milliards $[9]
pour mettre un point final à l’enquête pénale du Département de la Justice
concernant ses agissements dans le marché des subprimes. Un mois après, Bank of America s’est engagée à verser 17
milliards $[10] pour faire amende
honorable au nom de Merrill Lynch qu’elle avait absorbée en 2009. Déjà en novembre
2013, JP Morgan Chase était allé à Canossa en acceptant de payer 13 milliards $[11]
pour clore les poursuites judiciaires contre Bear Sterns et Washington Mutual,
elles aussi tombées dans son escarcelle pendant la crise de 2008, après avoir
initialement proposé au Département de la Justice américain une indemnisation
de seulement 3 milliards $.
Les sévères amendes qui ont frappé de
grandes banques américaines seraient une raison d’espérer si elles n’étaient …
partiellement déductibles des impôts. Ainsi dans l’accord avec JP Morgan Chase[12],
7 des 13 milliards $ pourront être soustraits des profits, car ils ne sont
techniquement pas catalogués comme une amende mais un versement aux Etats
fédérés pour les indemniser de leurs pertes. Cette déduction crée un aléa moral[13]
car elle ravale une pénalité en frais de fonctionnement à ajouter au coût de
faire des affaires. L’autre inconvénient (ou avantage, selon le point de vue où
on se place), de ces règlements extra-judiciaires est que la partie qui accepte
de régler le litige « à l’amiable » n’a finalement pas à reconnaître
ses torts publiquement. Le paiement éteint l’action et la mauvaise publicité
est chassée par l’actualité suivante.
Sévérité sélective
A la
fin, il est frappant de constater que le Département de la Justice américain est
beaucoup moins clément quand il s’agit d’autres déboires judiciaires que les
conséquences des subprimes. Ainsi, trois
des sentences les plus spectaculaires cette année ont concerné des banques
étrangères opérant aux Etats-Unis et s’étant rendues coupables d’aide à la
fraude fiscale ou de contournement des règles d’embargo décidées par le
Département d’Etat en fonction des intérêts de la politique étrangère des
Etats-Unis.
En
mai 2014, Crédit Suisse a plaidé coupable pour avoir
incité des contribuables américains à échapper
au fisc en ouvrant des comptes secrets en Suisse. Il a accepté
de payer 2,6 milliards $ de pénalités (non-déductibles des impôts)[14].
Dans
le cadre d’une négociation en vue d’aboutir à un règlement extra-judiciaire, Commerzbank
se voit imposer par le Département de la Justice de sanctionner son personnel qui
se serait rendu coupable d’opérations bancaires avec l’Iran[15].
De
même, la BNP a été condamnée à une amende record de 9 milliards $[16]
pour avoir prêté main forte à l’Iran, à Cuba et au Soudan afin que leurs flux
financiers puissent circuler entre 2002 et 2012 dans le système bancaire
américain. Wall Street sait quelle est la ligne rouge à ne pas franchir.
Gabrielle
Durana
[2] “Wealth
Levels, Wealth Inequality and the Great Recession” Fabian T Pfeffer,
Sheldon Danziger, and Robert F. Schoeni,
Russel Sage Foundation, juin 2014.
[4] “The
Financial Crisis: Why Have No High-Level Executives Been Prosecuted?” Jed S
Rakoff, New York Review of Books, janvier 2014.
[5] “The
Mother Court: Tales Of Cases That
Mattered In America’s Greatest Trial Court”, James D. Zirin, American Bar Association, (juin 2014).
[6] “Why
Only One Top Banker Went to Jail for the Financial Crisis”, Jesse Eisinger, New York Times,
30 avril 2014
[7] Il s’agit de la commission sénatoriale qui
confirme la nomination des juges et de certains haut-fonctionnaires.
[9] “Citigroup Profit Tumbles After $7 Billion
Mortgage Settlement With DOJ”, Maggie McGrath, Forbes, 14 juillet
2014.
[10] “Bank
of America Near $16 Billion to $17 Billion Settlement”, Andrew Grossman, Christina Rexrode et Dan Fitzpatrick, Wall Street Journal, 6 août 2014.
[12] “BofA
could get tax break on mortgage settlement”, Charlotte Observer, San
Francisco Chronicle, 16 août 2014.
[13] Cf : le cas de la crèche israélienne dans “What Money Can’t Buy : The Moral Limits of
Markets”, de Michael Sandel (Farrar, Straus and Giroux, 2012), page
65 et 69-70.
[15] “NY
targets Commerzbank employees in sanctions accord – sources”, Karen Freifeld,
Reuters, 29 septembre 2014
[16] “U.S. imposes record fine on BNP in
sanctions warning to banks”, Joseph Ax, Aruna Viswanatha, et Maya Nikolaeva,
Reuters, 1er juillet 2014