dimanche 5 octobre 2014

La justice américaine aboie, Wall Street passe (épisode 152)



“ESTRAGON (renonçant à nouveau) : Rien à faire.
VLADIMIR (s'approchant à petits pas raides, les jambes écartées) : Je commence à le croire. (Il s'immobilise.) J'ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir, sois raisonnable. Tu n'as pas encore tout essayé. Et je reprenais le combat.”
En attendant Godot (1952), Samuel Beckett

Six ans après la faillite de Lehman Brothers qui avait signalé l’éclatement de la crise des subprimes, l’économie américaine avec un taux de chômage de 5,9% et une croissance à 4,6% semble retournée à une situation de « business as usual ».  Ce qui n’est pas très usuel toutefois est que cette fois, la crise n’a débouché sur aucune condamnation de dirigeants d’institution financière. Sans l’intervention presque messianique de Ben Bernanke, ancien gouverneur de la Fed, qui toute sa vie s’était préparé pour cette épreuve en devenant un expert de la crise de 1929, l’Amérique et le monde auraient répété une « grande dépression ». A la place, il y eut seulement (sic) la moindre calamité d’une « grande récession ». Mais personne ne semble devoir répondre, a fortiori payer sa dette vis à vis de la société pour la destruction de 8,7 millions d’emplois entre 2008 et 2009 ni pour la « perte de richesses »[1], c’est à dire de l’appauvrissement, à hauteur de 36% du foyer médian américain entre 2007 et 2013[2]. La bulle s’est percée, elles finissent toujours par se percer, c’est la vie.   

Une prise de risque incoordonnée ?

Après la crise de 1929, l’enquête du procureur Ferdinand Pecora avait conduit à l’incarcération à Sing Sing,  pendant 3 ans et quatre mois de Richard Whitney, ancien président à la retraite du New York Stock Exchange. Après la faillite du tiers des caisses d’épargne américaines (‘savings & loans’) sous Reagan, plus de 1100 dirigeants[3] avaient été poursuivis pénalement et beaucoup condamnés à de la prison ferme.  Dans les années 90, les capitaines corrompus de WorldCom, Qwest, Enron, Arthur Andersen et Tyco avaient aussi tâté de la paille du cachot.

Alors “pourquoi aucun haut dirigeant n’a-t-il été poursuivi après la crise financière?” de 2008 se demandait dans un long article paru en janvier 2014, Jed S. Rakoff[4], juge fédéral à la US District Cour du Southern District de New York[5], considérée comme la juridiction la plus importante du pays et la plus ancienne -225 ans soit deux semaines de plus que la Cour Suprême-, devant laquelle se retrouvent les affaires impliquant Wall Street.  “Pourquoi un seul haut dirigeant bancaire s’est-il retrouvé en prison pour la crise financière ?” interrogeait en écho un article du New York Times[6] paru en avril 2014.

Les raisons officielles du laxisme judiciaire

Trois raisons sont généralement avancées pour expliquer le manque de poursuites judiciaires après la débâcle financière de 2008. D’abord, entre les dirigeants et les subordonnés « découpeurs » de prêts bancaires en obligations circulables sur les marchés financiers, il y aurait une épaisse hiérarchie qui rendrait l’implication directe des cadres de direction dans d’éventuelles malversations difficile à prouver. Ensuite, les produits financiers dérivés portant sur ces prêts bancaires avaient été vendus de professionnel à professionnel. Ces derniers sont les mieux placés pour comprendre que tout investissement comporte un risque. Caveat emptor, l’acheteur n’avait qu’à être plus vigilant. Enfin, la clémence serait justifiée par l’intérêt supérieur de… l’économie ou selon les propos de l’Attorney General, le ministre de la justice américain, Eric Holder, devant le Senate Judiciary Committee[7] : « il devient difficile de poursuivre pénalement [les dirigeants des banques] quand vous recevez des indications que cela aura un impact négatif sur l’économie nationale, voire peut-être sur l’économie du monde »[8]. Autrement dit, les banquiers seraient « too big to jail », trop gros pour être mis en prison sans entrainer toute l’économie dans leur chute.

Les vraies raisons du laxisme judiciaire

Jed S. Rakoff, le juge fédéral de la US District Court du Southern Disctrict de New York ne croit pas à une collusion des procureurs avec Wall Street, qui ménageraient les banques parce qu’ils espèrent aller pantoufler comme conseil juridique. Pour lui, l’inaction puise ses racines d’abord dans les événements du 11 Septembre 2001, qui ont modifié les priorités et les répartitions d’effectifs au sein du Département de la Justice américain en faveur de la lutte contre le terrorisme. Même au moment où le scandale de Bernie Madoff a été révélé en décembre 2008, les parquets ont été incités à orienter leurs efforts vers les supercheries financières de type système de Ponzi et délits d’initiés, où des coupables étaient identifiables. En effet, le deuxième argument avancé par Jed S. Rakoff pour ne pas poursuivre en justice d’éventuels responsables de la crise de 2008 est le caractère diffus de cette responsabilité. Ainsi le rôle joué par les régulateurs qui, sous la présidence Clinton dérégulaient par idéologie et parce qu’ils étaient devenus les otages de ceux qu’ils étaient censés contrôler. La Fed, dirigée par Alan Greenspan, après le 11 Septembre a inondé l’économie de liquidités et contribué à la bulle, en créant l’océan de crédit. La responsabilité de de George W Bush, enfin, qui a incité les Américains à emprunter et aller « faire du shopping pour aider l’économie ». Bref, tout le monde est responsable et personne n’est coupable.

Responsabilité pénale des personnes morales

Jed S. Rakoff, dont la carrière au rang de juge fédéral a été hissée en 1995 par Bill Clinton mais qui avait commencé par représenter le ministère public de 1973 à 1980 avant de travailler comme avocat à son compte, propose une dernière explication. Selon lui, la responsabilité pénale des personnes physiques, singulièrement celle des décideurs, et la responsabilité pénale des personnes morales fonctionneraient comme des vases communicants. Vouloir faire émerger la seconde entraine un affaiblissement de la première. Ces trente-cinq dernières années, un engouement de la doctrine puis des changements législatifs ont fait émerger une nouvelle institution juridique : la responsabilité délictuelle d’entités juridiques désincarnées.

Les grandes banques à l’amende

L’actualité américaine récente semble confirmer l’analyse de Jed S. Rakoff. En juillet, 2014, Citigroup acceptait de s’acquitter de 7 milliards $[9] pour mettre un point final à l’enquête pénale du Département de la Justice concernant ses agissements dans le marché des subprimes. Un mois après, Bank of America s’est engagée à verser 17 milliards $[10] pour faire amende honorable au nom de Merrill Lynch qu’elle avait absorbée en 2009. Déjà en novembre 2013, JP Morgan Chase était allé à Canossa en acceptant de payer 13 milliards $[11] pour clore les poursuites judiciaires contre Bear Sterns et Washington Mutual, elles aussi tombées dans son escarcelle pendant la crise de 2008, après avoir initialement proposé au Département de la Justice américain une indemnisation de seulement 3 milliards $.

Les sévères amendes qui ont frappé de grandes banques américaines seraient une raison d’espérer si elles n’étaient … partiellement déductibles des impôts. Ainsi dans l’accord avec JP Morgan Chase[12], 7 des 13 milliards $ pourront être soustraits des profits, car ils ne sont techniquement pas catalogués comme une amende mais un versement aux Etats fédérés pour les indemniser de leurs pertes. Cette déduction crée un aléa moral[13] car elle ravale une pénalité en frais de fonctionnement à ajouter au coût de faire des affaires. L’autre inconvénient (ou avantage, selon le point de vue où on se place), de ces règlements extra-judiciaires est que la partie qui accepte de régler le litige « à l’amiable » n’a finalement pas à reconnaître ses torts publiquement. Le paiement éteint l’action et la mauvaise publicité est chassée par l’actualité suivante.

Sévérité sélective

A la fin, il est frappant de constater que le Département de la Justice américain est beaucoup moins clément quand il s’agit d’autres déboires judiciaires que les conséquences des subprimes. Ainsi, trois des sentences les plus spectaculaires cette année ont concerné des banques étrangères opérant aux Etats-Unis et s’étant rendues coupables d’aide à la fraude fiscale ou de contournement des règles d’embargo décidées par le Département d’Etat en fonction des intérêts de la politique étrangère des Etats-Unis.

En mai 2014, Crédit Suisse a plaidé coupable pour avoir incité des contribuables américains à échapper au fisc en ouvrant des comptes secrets en Suisse. Il a accepté de payer 2,6 milliards $ de pénalités (non-déductibles des impôts)[14].

Dans le cadre d’une négociation en vue d’aboutir à un règlement extra-judiciaire, Commerzbank se voit imposer par le Département de la Justice de sanctionner son personnel qui se serait rendu coupable d’opérations bancaires avec l’Iran[15]. 

De même, la BNP a été condamnée à une amende record de 9 milliards $[16] pour avoir prêté main forte à l’Iran, à Cuba et au Soudan afin que leurs flux financiers puissent circuler entre 2002 et 2012 dans le système bancaire américain. Wall Street sait quelle est la ligne rouge à ne pas franchir.

Gabrielle Durana



[1] Pour une explication du mécanisme de la destruction de richesses, voir la très bonne vidéo de la Khan Academy ici.
[2]Wealth Levels, Wealth Inequality and the Great Recession” Fabian T Pfeffer, Sheldon Danziger, and Robert F. Schoeni,  Russel Sage Foundation, juin 2014.
[3] Were Bankers Jailed In Past Financial Crises?” Jason M. Breslow, Frontline, 22 janvier 2013.
[4]The Financial Crisis: Why Have No High-Level Executives Been Prosecuted?” Jed S Rakoff, New York Review of Books, janvier 2014.
[6]Why Only One Top Banker Went to Jail for the Financial Crisis”, Jesse Eisinger, New York Times, 30 avril 2014
[7] Il s’agit de la commission sénatoriale qui confirme la nomination des juges et de certains haut-fonctionnaires.
[10]Bank of America Near $16 Billion to $17 Billion Settlement”, Andrew Grossman, Christina Rexrode et Dan Fitzpatrick, Wall Street Journal, 6 août 2014.
[12]BofA could get tax break on mortgage settlement”, Charlotte Observer, San Francisco Chronicle, 16 août 2014.
[13] Cf : le cas de la crèche israélienne dans “What Money Can’t Buy : The Moral Limits of Markets”, de Michael Sandel (Farrar, Straus and Giroux, 2012), page 65 et 69-70.  
[14]U.S. Charges Credit Suisse Over Tax-Fraud Scheme”, Victor Luckerson, Time, 19 mai 2014.
[15]NY targets Commerzbank employees in sanctions accord – sources”, Karen Freifeld, Reuters, 29 septembre 2014
[16] U.S. imposes record fine on BNP in sanctions warning to banks”, Joseph Ax, Aruna Viswanatha, et Maya Nikolaeva, Reuters, 1er juillet 2014

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