19 décembre 2008
Au 885 de la 3ème avenue, dans la clameur des taxis jaunes, monte au ciel un building en granite rouge, le Lipstick (=le rouge à lèvres). Depuis le 17ème étage, Bernie Madoff, ancien président (chairman) du NASDAQ (National Association of Securities Dealers Automated Quotations), l’un des cinq fondateurs, en 1971 de cette bourse entièrement automatisée des valeurs technologiques gérait un fonds de 17 milliards de $. Le fonds de Madoff n’était pas organisé comme un hedge fund mais opérait comme un hedge fund, peut-être le plus gros HF au monde, car il recevait des fonds d’autres fonds (fund of funds).
Bernie Madoff a été arrêté le 11 décembre pour escroquerie boursière (securities fraud) et remis en liberté sous caution (le juge a exigé 10 millions mais comme on n’en paye que 10%, il avait ça dans la poche de son veston) avec port d’un bracelet électronique.
Les détails du scandale commencent à être connus. Il appert que Bernie Madoff qui avait créé sa firme de courtage « Bernard L. Madoff Investment Securities LLC » en 1960 utilisait les fonds qu’il recevait de la main gauche pour payer les intérêts aux investisseurs de sa main droite ; ce qui en droit pénal français s’appelle une « chaîne d’argent » et en anglais a Ponzi Scheme, du nom d’un escroc célèbre. Interdit depuis 1953, ce type d’escroquerie est aussi connu sous le nom de cavalerie parce qu’il faut chevaucher de plus en plus vite et ramener de nouveaux membres pour garder les apparences luisantes et éviter que le système s’écroule.
Quand a-t-il commencé à ne plus investir pour de vrai et juste à utiliser le tourniquet ? Probablement lorsque les pertes sur les marchés n’ont pas permis de générer les 12 à 17% d’intérêts annuels promis sur la brochure en papier glacé.
Pourquoi un homme qui avait tout pour lui, la réussite matérielle, la reconnaissance sociale, l’estime de son concierge s’est-il lancé dans la fuite en avant ? Les Américains ont le mot sociopath ; c’est le contraire de l’histoire de Cocteau. La personne est si monstrueuse à l’intérieur et si belle à l’extérieur.
Mais tout de même, comment quelqu’un peut-il poursuivre pendant si longtemps, au moins dix ans, une arnaque estimée du propre aveu de Bernie Madoff aux agents du FBI à 50 milliards de dollars?
Ce n’est pas tant que chaque financier est un Madoff qui dort ou qui s’ignore. Et dire que 8 Kerviels égalent un Madoff confond tout. Le jeune trader dont les positions (bids) à rebours, sur le marché des produits dérivés ont causé en janvier 2008 une perte de près 4,9 milliards d’euros à la Société Générale est un petit ramoneur qui voulait devenir roi. Lui aussi avait respiré l’air qui rend fou : le « toujours plus », comme disait François de Closets « et à n’importe quel prix », ou comme les Américains, depuis le film « Wall Street » (1987) d’Oliver Stone, un fils d’agent de change, justement : « Greed is good » (=la rapacité a du bon), ou « more is more » (=plus, c’est mieux).
Mais il faut distinguer l’erreur, la faute et l’intention de nuire.
On marche sur de la glace très très fine. L’erreur, cela aurait été si Jérôme Kerviel n’avait pas outrepassé ses fonctions mais que les tendances contredisent ses positions avec des conséquences catastrophiques. La faute, c’est semble-t-il ce qu’il a commis. Il a maquillé les contreseings ou hacké les systèmes de garde-fous et a misé des sommes folles pour faire gagner sa banque et récolter le respect et la reconnaissance que le système aristocratique des diplômes français ne lui aurait jamais permis d’atteindre. L’intention de nuire, c’est quand Madoff prend l’argent de la fondation Elie Wiesel et achète avec, des diamants à femme. Que la jalousie ne nous aveugle pas, ceci n’est pas une différence de degré, il y a bien une différence de nature.
Christopher Cox, le chef des gendarmes de la Bourse américaine, la Security Exchange Commission avouait son trouble le 17 décembre. « La Commission a appris que des accusations crédibles et détaillées concernant les agissements criminels de M. Madoff, remontant au moins à 1999 avaient été avancées à plusieurs reprises devant des membres de la SEC et que la Commission n’a jamais agi en conséquence. »[i]
Le lendemain, il était limogé par Barack Obama, qui annonçait le nom de sa remplaçante, Mme Mary Schapiro, la fondatrice de la FINRA (Financial Industry Regulation Authority), l’ordre professionnel des agents de change.
Comment se fait-il que Madoff ait pu dévorer 10, 20, 50 milliards et que la SEC n’ait rien vu ? Mais parce que mon cher inspecteur Grégory, ces chiens-là n’aboient pas.
Le fonds de Madoff n’était pas organisé comme un fonds spéculatif mais opérait comme un fond spéculatif. C’est seulement dans le contexte de l’absence de régulation qu’un montage financier frauduleux de la taille de l’affaire Madoff devient possible. Comme l’écrira M. Markopolos dont nous reparlerons dans une minute, si Ponzi s’était mis à imprimer des billets à ordre qui disaient “je vais doubler votre argent sous 90 jours”, il aurait été arrêté beaucoup plus tôt. « La clef du succès d’une chaine d’argent est de promettre de juteux bénéfices mais de le faire sur un terrain non régulé du marché des capitaux[ii]».
C’est aussi probablement dans le contexte du tsunami financier, où des milliers de personnes ont toutes commencé à retirer leurs fonds des hedge funds en même temps, soit par peur soit par nécessité pour éponger d’autres pertes, qu’éclate au grand jour l’escroquerie. Le montant des rédemptions explose. La main droite n’arrive plus à attirer de nouveaux investisseurs. C’est l’effet de ciseaux.
Je me propose de vous expliquer comment quelqu’un qui ne travaillait pas pour Madoff et qui n’avait pas d’informateur (whistleblower, littéralement souffleur de sifflet) est arrivé à la conclusion que le compte Madoff n’était pas bon.
Mais avant un peu de plomberie.
Quand vous achetez une action qui ira dans votre PEA (plan d’épargne en actions) ou votre portefeuille d’actions -brokerage account-, vous passez un ordre à votre banque qui le transmet à un agent de change (stockbroker). C’est la même chose pour un hedge fund sauf que le volume est des millions de fois plus importants.
Bernie Madoff était un market maker. Puis vint l’idée légale et géniale de payer pour acheminer les petits ruisseaux via ses canaux à lui, ce qui dans le langage de la bourse est appelé « paying for order flow ». Madoff justifiait la chose de la manière suivante : « si votre petite amie va au supermarché pour acheter des bas, les rayonnages sont généralement payés par le fabriquant de collants ». De plus, il arguait que le prix payé par le client restait inchangé. En revanche, l’intermédiaire qui choisissait un affluent plutôt qu’un autre recevait une ristourne ; que les méchantes langues taxent de pot-de-vin (kickback).
Sur le papier épais des brochures, la stratégie exposée aux gestionnaires de fonds et aux quelques « friends of the family » (les amis qui sont comme ma famille) était plus tranquillisante que votre poids en Prozac : “The hedge fund’s objective is long term growth on a consistent basis with low volatility » (= le but de ce fonds est une croissance de long terme, sur une base cohérente et avec une volatilité faible).
5 minutes= 6 centimes
10 minutes= 10 centimes
15 minutes=12 centimes
Il se rappela que quand les gens avaient des doutes sur la capacité de Madoff à prévoir les tendances du marché (en anglais, market timing), d’aucuns disaient que Bernie voyait le flot des transactions couler sur sa gouttière et que c’était pour cela qu’il était toujours en avance d’un trade.
Markopolos restait sceptique. D’ accord pour la gouttière, mais ce n’est pas la seule qui mène à Rome.
Second scénario : Bernie Madoff a monté une « chaîne d’argent » et fait semblant d’investir dans les options du S&P 100. Voilà qui expliquerait pourquoi sa stratégie rapporte 12% comme une montre suisse, pourquoi les options ne crèvent pas le plafond de la quantité existante, pourquoi il ne veut pas que son nom soit divulgué par les gestionnaires de fonds, pourquoi il ne facture pas des frais de 1% de garde et de 20% des profits comme tous les autres hedge funds et surtout, surtout pourquoi il accepte de payer 12 à 17 % d’intérêt pour emprunter l’argent avec lequel il travaille, alors que vu son volume d’activité, au moins 20 milliards de $, il pourrait largement lever des fonds pour un petit peu que le taux interbancaire, le libor. CQFD!
1999, 2002, 2005, avril 2008.
« Allo, ici Christopher Cox, mon chien a mangé mon téléphone. »
Gabrielle Durana
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