Wayne Thiebaud, Wide Downstreet, huile sur toile, (1994)
Le courrier des lecteurs est à la fin.
26 février 2010
Vivre à San Francisco offre des moments inoubliables entre deux tremblements de terre. Un peu comme jouer au petit Méliès et un jour travailler dans le Presidio avec George Lucas, ou être gay dans le placard et découvrir la normalité en dehors du Castro, ou longer Geary boulevard, les vieux immeubles coiffés de panneaux solaires avant le consulat de Chine. Il y a aussi aller au travail en voiture électrique et résoudre des équations posées par Google sur les panneaux publicitaires de l’autoroute. Hier, au Commonwealth Club, Amartya Sen dont la lecture à 22 ans, m’avait redonné des forces et la fierté de devenir économiste, face au saupoudrage technocratique de Sciences Po (c’était avant Jacques Généreux !) et au formatage néoclassique de l’ENS (« l’économie a les mains pures mais elle n’a pas de main »), cet homme de 78 ans partageait un peu de son savoir avec cent cinquante mortels. De Nobel à noble, il n’y a qu’une dyslexie d’écart, et le cerveau d’Amartya Sen est certainement câblé différemment que celui de bien des économistes puisqu’il s’intéresse aux famines, aux inégalités et au développement humain.
Sa conférence ne parlait pas de Mère Teresa. A la suite de Wittgenstein, il analysait comment la distinction entre le sens des mots « good » (=bon) et « well » (=bien) s’était progressivement gommée. Puis il exposait les deux grandes manières de voir l’avènement de la justice sociale (« the good society »): soit par des institutions idéales sur la base d’un contrat social (dans la tradition de Hobbes, Locke, Rousseau, Condorcet et John Rawls) soit grâce au comportement des personnes (Quesnay, l’Adam Smith de la théorie des sentiments moraux, Marx et Stuart Mill). Il se classait lui-même dans la deuxième catégorie. Au moment des questions, une des fiches sélectionnées par le modérateur demandait quelle était la solution pour qu’une crise comme l’actuelle ne se reproduise plus. Les penseurs du premier groupe considèrent qu’il suffit que les institutions soient suffisamment bonnes (« well ») pour éviter un tsunami financier. Mais comme il l’expliquait à Kenneth Arrow 1)au moment du déjeuner à Stanford, - j’essaie d’absorber son élixir de sagesse et qu’ecce homo a déjeuné avec « le théorème d’impossibilité » - pour « faire le bon », la seule réponse adaptative au comportement des individus est la régulation.
La crise des finances publiques européennes continue. L’euro qui cotait 1,51$ en décembre oscille à 1,36$ hier ; soit quand même 10 centimes de plus qu’il y a un an, mais en baisse de 20% sur deux mois (cf : graphique). Les Grecs sont sommés de se présenter le 16 mars avec un plan d’austérité acceptable par le Conseil Européen. En attendant la rue s’est réveillée et le ministre des Finances hellénique ne dort plus, qui doit emprunter 54 milliards € cette année. Il a déjà levé 13 milliards € ; et 22 milliards € de bons du Trésor arrivent à maturité en mars et avril. Il doit donc parvenir à payer ou à refinancer ce montant avant l’échéance. Le défi commençait d’ailleurs cette semaine avec une vente aux enchères à hauteur de 5 milliards €, qui tombait le jour de la grève générale de la fonction publique. Le grand argentier a donc préféré renvoyer le test à la semaine prochaine.
Source : New York Times
On peut bien sûr s’interroger si les institutions européennes étaient idéales et même si elles avaient caressé l’objectif de justice sociale. A en juger par le Non à la Constitution européenne, on connait la vox pupuli. Les opérations comptablesii destinées à embellir les finances publiques des différents pays de la future Eurozone égalent la foi passable des banques privées américaines qui naguère préparaient les petites verrines de subprimes et les distribuaient comme des hosties. Le moins seyant de ces montages, imaginé par Goldman Sachs avec la Banque Nationale de Grèceiii consistait à créer l’illusion d’un flux d’argent par l’émission d’obligations qui ensuite servaient d’instrument de couverture (collateral) à une demande de prêt auprès de la BCE. Au passage, le déficit national grec semblait avoir baissé et Goldman Sachs empochait 300 millionsiv. La seule différence avec les manipulations d’Enronv est la taille rapportée au chiffre d’affaire, ici au PIB, pas la nature de la manœuvre.
Si seulement l’UE était réformée et ses institutions devenaient sans cesse plus idéales, nous aurions de moins en moins de problèmes, disent les uns. La finance publique ou privée n'écoute pas la bride et les coups de poing sur la table ne la persuadent pas. Seule, elle comprend la régulation, disent les autres.
Il n’y a pas de synthèse hégélienne. Avec des marchés interconnectés, la dérégulation des uns pousse au moins disant des autres. Non pas un gouvernement mondial, fût-il idéal, mais de l’éthique - en 2009, Ben Bernanke a fait gagner 45 milliards $ à la Fed et a reçu un salaire de 190.000$, pas de bonus- et une régulation mondiale. Appelons-le, un traité de non-prolifération financière et signons-le pour éviter la destruction mutuelle. A partir de minuit, tous les CDS, et autres produits dérivés non préalablement autorisés deviennent caducs et ne peuvent plus exploser. Amartya Sen est un pragmatique.
Gabrielle Durana
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i Né en 1921, Kenneth Arrow a reçu le prix Nobel d’économie en 1972, à l’âge de 51 ans. Sa thèse de doctorat portait sur la démonstration mathématique du « paradoxe de Condorcet » : pour obtenir la préférence d’une collectivité, on ne peut pas se contenter d’agréger les préférences individuelles, d’où le nom de son théorème dit d’impossibilité. Arrow est également le plus jeune lauréat de tous les temps.
ii Le Wall Street Journal du 25 février 2010 donnait quatre exemples : de 1997 à 2003, la Grèce a invoqué le secret défense pour ne pas déclarer 8.7 milliards d’euros de dépenses militaires. En 2001, le Portugal a minoré de moitié son déficit budgétaire en imputant des subventions aux entreprises publiques comme recettes au budget de l’Etat. En 1997, toujours dans l’optique d’entrer dans l’euro, l’Italie a conclu un swap de devises pour réduire son déficit budgétaire de 0.05%. Enfin, en 1997, la France avait reçu une soulte de France Télécoms de 5 milliards d’euros, à charge pour l’Etat de payer la retraite des fonctionnaires de l’entreprise désormais privatisée.
iii Le nom peut prêter à confusion. Ce n’est pas la banque centrale. Il s’agit de la plus ancienne banque commerciale du pays.
iv Pour une explication détaillée du mécanisme, lire le Wall Street Journal du 22 février 2010 “The Woman behind Greece’s Debt Deal”, C1.
v Si vous avez un peu oublié la chute de la maison Enron et celle d’Arthur Andersen, le cabinet d’audit et de conseil dans la foulée, vous pouvez visionner le documentaire « The smartest people in the room » (2005).
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Courrier des lecteurs :
Depuis Bruxelles :
« Merci pour ta dernière chronique, où je fais quelques commentaires sur les 3 solutions proposées :
1) L’émission d’un emprunt obligataire européen pour lever des fonds pour les PIGS mais avec la signature des 27 et le taux préférentiel de l’Allemagne.
Je n’arrive pas à croire qu’un emprunt obligataire européen puisse avoir la signature des 27 avec des monnaies si différentes dont certaines en difficulté (Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Lettonie, …) donc je pense que tu faisais plutôt référence à la seule signature des 16 pays de la zone Euro
(Allemagne ; Autriche ; Belgique ; Espagne ; Finlande ; France ; Grèce ; Irlande ; Italie ; Luxembourg ; Pays-Bas ; Portugal ; Slovénie ; Chypre ; Malte ; Slovaquie)
Auxquels il devrait normalement être possible d’ajouter : Le Danemark, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie qui participent au mécanisme de change européen II (MCE II), ce qui signifie que la couronne danoise, la couronne estonienne, le lats letton, et le litas lituanien sont liés à l’euro. De manière très stable et de facto c’est quasiment la même monnaie pour les marchés financiers en tout cas. Cela ferait donc 20 pays sur 27. En l’absence de réelle politique économique et budgétaire commune, cela semble quand même peu réaliste.
2) Un prêt bilatéral. Ex : l’Allemagne, les Pays-Bas ou la Chine prêtent de l’argent à l’Etat impécunieux.
Cela semble l’hypothèse la plus sérieuse, sachant que l’Allemagne ou les Pays Bas peuvent vouloir voir de près comment un pays du club MED gère ses finances publiques de manière plus étroite. Cela aussi aurait un impact plus fort sur les marchés financiers car avec la tutelle financière d’un de ces deux pays du grand nord de l’Europe dite plus sérieuse, la confiance reviendrait plus vite et l’écart des taux de refinancement des obligations d’Etat se resserrerait incontestablement et durablement.
3) Une intervention du Diable, pardon du FMI qui arrive avec ses crédits d’urgence et impose une politique d’ajustement structurel.
Inévitable si tout le bon argent que les Pays de l’OCDE avec leurs banques centrales ont refilé aux banques en difficulté sert maintenant de munitions lourdes pour attaques les pays les plus vulnérables de la zone Euro, après l’Espagne, c’est l’Italie, la France et la Belgique en ligne de mire.
Les trois possibilités comportent des coûts politiques élevés (je ne crois pas vraiment à la 1ère car il faut un traité plus contraignant en matière économique et fiscale mais cela peut anticiper sur la conclusion d’un nouveau traité européen en matière économique et fiscale, mais cela pourrait prendre dans l’immédiat la forme d’un pacte de stabilité et de croissance DUBLIN II ultrabétonné par exemple, pour la 2ème hypothèse il s’agit ni plus ni moins de transformer tous les riches grecs en riches allemands avec un écart de 20à25 siècles de coutumes économiques et fiscales ce n’est pas facile, pour la 3ème hypothèse, il faudra bien y venir un jour si la contagion se répand déjà l’Espagne, puis après l’Italie et la France pour compléter le club MED (car le FMI a beaucoup de bon argent à placer de recommandations made in Africa, Latin America et Asia à refourguer), cela pourrait finir à terme par une zone EuroNord solide et une zone EuroMed 100% élastique, je plaisante à moitié ;-))).
Cela serait drôle (une fois) qu’avant 2012, DSK patron du FMI vienne en France pour renégocier la dette publique française avec crédits d’urgence et ajustement structurel à la clef (arroseur arrosé vu ce que la France a fait subir à ces partenaires africains francophones entre autres). La France serait ainsi aux premières loges du Club de Paris dont elle assure le secrétariat permanent. »
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