vendredi 8 mai 2009

Chronique # 79: l’extase des raboteurs de plancher


Le courrier des lecteurs est à la fin.


8 mai 2009


Timothy Geithner avait annoncé le 11 février qu’avant de continuer à injecter des fonds publics, il demanderait un audit par la Fed des pertes potentielles que subiraient les banques, en cas d’aggravation de la conjoncture. Il empruntait la métaphore des « épreuves d’effort » (stress tests) après une crise cardiaque pour décrire les deux scénarios à l’aune desquels serait évaluée la solidité des 19 établissements comptant plus de 100 milliards à l’actif ; un niveau de référence déjà peu réjouissant (« baseline ») et un contexte plus défavorable (« more adverse »). Trois indicateurs avaient été retenus : le taux de croissance du PIB, le niveau du chômage et l’évolution des prix de l’immobilier[i]. Début février, l’économie américaine frôlait la déflation, cet état quand les prix baissent parce que l’économie réelle se nécrose. Elle perdait plus de 750.000 emplois par mois. Aussi le scénario le plus défavorable semblait-il encore trop optimiste. Le Dow Jones avait dévissé de 381.99 points.





Paramètres des deux scenarios utilisés pour les épreuves d’effort (stress tests)

Deux semaines avant la publication des résultats, l’extase des raboteurs de plancher n’avait d’égale que la détermination de Timothy Geithner à reclouer les lattes du Dow Jones sous les 8000 points. La rumeur crépusculaire que 16 banques sur 19 avaient échoué aux tests faisait craindre l’approfondissement de la crise, son entrée dans une seconde phase de fatal dénouement. Dans le rôle des prophètes de tristesse, Nouriel Roubini, tribun sacré en face d’une société profane, accusateur public sur la Chaine du Maire et sur Wall Street TV, et Meredith Whitney installée sur les marches du temple avec son cabinet de conseil, faisant ses prophéties pour les masses de Fox News.

Le 23 avril était la journée nationale des enfants au travail de leurs parents (Bring your kids to work Day[ii]), pour ceux qui ont encore un travail. Ce jour-là, les spéculateurs ont rangé leur rabot et au lieu que tous les gains de la séance ne s’éliment pendant les quinze dernières minutes, le Dow Jones terminait à 9757, en hausse de 70 points.

Les derniers jours menant au 7 mai ont été scandés par des fuites dans le Wall Street Journal, devenu le tambour-major du Conseil des Gouverneurs de la Fed. D’abord en préfaçant qu’il n’y aurait pas de second astéroïde, pas de replay de Lehman Brothers. Aucune des 19 banques ne serait abandonnée à son sort funeste, à une exécution sanguinaire. On achève bien General Motors ou ses équimentiers, mais pas AIG (182 milliards $ et on n’en a pas fini) ni aucune des 19 institutions trop grosses pour échouer (too big to fail). On a appris la leçon à ses dépens.
Le monde semi-profane se rassure, « terre, terre ! Nous touchons sous-terre ! ». Les spéculateurs se réjouissent. Si les nigauds reviennent, le laminage bihebdomadaire peut continuer et tandis que la commission pour rétablir la règle de l’uptick poursuit ses travaux[iii]; ce sera toujours cela de pris sur la bête.
Vous lisiez au matin par-ci, par-là, quels établissements avaient les reins solides et lesquels devraient s’acheter un corset, avec de l’argent du TARP[iv] ou des fonds privés, ou un jeu d’écritures consistant à transformer des obligations en actions, des dettes en fonds propres. Warren Buffet avait beau dire à son parterre d’actionnaires réunis à Omaha en assemblée générale qu’il avait toute confiance dans l’avenir de Wells Fargo dont il détient une grosse part et dont le siège est à San Francisco, c'est-à-dire dans l’Etat qui était la capitale mondiale du financement des subprimes, on avait peine à croire qu’ il ne fût pas prophète et partie.

Hier, à 17h00, après la clôture de la Bourse, le secret du Wall Street Journal est enfin devenu un rapport de 37 pages. Dix des dix-neuf plus grandes banques du pays doivent se recapitaliser. En tête du palmarès, Bank of America avec le besoin de trouver 33,9 milliards $, puis Wells Fargo 13,7 milliards$, puis GMAC, le bras financier de General Motors avec 11,5 milliards $, enfin Citigroup seulement 5,5 milliards $. Parmi les élèves vertueux, Goldman Sachs, American Express, Metlife.
Au pays des sorcières de Salem et du puritanisme, les banques n’ont pas beaucoup apprécié d’être marquées de la lettre écarlate. Ce n’était A comme Adultère, comme dans le roman de Nathaniel Hawthorne qui se passe à Boston mais l’opprobre est toujours une humiliation. La Fed annonçait 559 milliards de pertes si la conjoncture se dégradait. Les banques répliquaient que les économètres de la banque centrale ne prenaient pas en compte leur capacité à accroître les recettes et à réduire les coûts tous azimuts.
Alors qui a raison ?
Pour répondre à cette question difficile, il faut d’abord expliquer que les banquiers centraux ont des indicateurs de risque et des ratios prudentiels, destinés à protéger les systèmes bancaires. Ce sont les accords dits de Bâle I (1988) et Bâle II (1994)[v].
L’idée centrale de ces accords est que les actifs d’une banque doivent dans leur niveau et dans leur nature la prémunir contre le risque de défaillance. Si la banque achète des bons du Trésor, comme l’Etat sera le dernier agent à faire faillite, il est inutile de garder de l’argent en réserve pour se protéger contre une perte. Le risque est nul. Si la banque prête de l’argent à une entreprise, là le risque de défaillance est considéré comme plus élevé et donc les régulateurs des différents pays avaient recommandé que pour 100 $ de prêts, la banque garde 8$ de capital. Mais ces 8 $ n’avaient pas à être détenus en argent sonnant et trébuchant. Ce ratio prudentiel de 8% était en fait divisé en deux catégories : tier 1 et tier 2.
En allemand, le mot veut dire « animal ». En anglais, il veut dire « niveau ». Dans le haut d’un bilan, du côté du passif, vous avez les capitaux propres (equity). C’est la partie la plus stable du passif. Elle inclut le produit des ventes d’actions (common stocks), les dividendes non distribués (retained earnings) et un troisième type d’avoirs à vocation perpétuelle[vi]. D’après les accords de Bâle I, 4$ de cette partie du bilan peuvent servir de garantie aux 100$ de prêts.
Les 4 autres $ peuvent être garantis par des actions privilégiés (preferred stock), des créances de rang inférieur (subordinated debt) et d’autres réserves, qui figurent juste en dessous dans le passif.
En simplifiant à l’extrême, on dira que la tier1 est composée de capitaux propres (equity) et que la tier 2 est composée de réserves et d’actifs hybrides, qui sont par nature des actions, c’est à dire des droits de propriété sur l’entreprise, mais qui se comportent comme des obligations, c'est-à-dire des créances puisqu’il faut rémunérer le capital avec un dividende annuel fixé à l’avance.
Le système de ratios prudentiels a été amélioré lors des accords de Bâle 2. Une banque est considérée comme bien capitalisée si son ratio de capital Tier 1 est égal ou supérieur à 6%.

A voir ce qui est arrivé lors du tsunami financier, ces mesures du niveau et de la nature du capital des banques donnaient un faux sens de sécurité. Et dans l’épreuve, elles ont révélées béante leur vulnérabilité.
D’après un article du 5 janvier 2009 de Peter Eavis paru dans le Wall Street Journal[vii], Washington Mutual, la faillite la plus retentissante de l’histoire bancaire américaine (Lehman Brothers jouait dans une autre catégorie, celle des banques d’affaires), intervenue le 26 septembre 2008 avait pourtant un ratio de capital Tier 1 de 8,4%, bien au dessus de ce qu’exigeait le régulateur. National City Corp qui s’est bradée au plus fort de la capitulation d’octobre affichait une insolente bonne santé (sic) avec un ratio de capital Tier 1 de 11% ; bien plus élevé que JP Morgan Chase (8,9%) qui a absorbé Washington Mutual. Wachovia, qui faisait de la subprime comme McDonalds des milkshakes et qui a fini par être rachetée par Wells Fargo exhibait au 3 trimestre 2008, un ratio de capital Tier 1 de 7,5%.
Est-ce le modèle mathématique qui ne calibrait pas bien le risque créé par l’immobilier ? Ou par les effets de levier délirants et partagés ? Est-ce les données qui étaient mensongères ? Il est important de démêler ce qui dans la supervision du risque a échoué pour fabriquer de meilleurs indicateurs à l’avenir ; tout en se souvenant qu’ils ne sont que des voyants verts et rouges sur un tableau de contrôle.
Levons les yeux et regardons dans la rue. Chômage, sous-consommation, dégel du credit crunch. Le plan de relance doit réamorcer la pompe sinon il y aura nécrose de l’économie. La population et les milieux d’affaire ont confiance dans leurs dirigeants. Paul Krugman, le prix Nobel d’économie est plus sceptique. Selon lui, le plan de relance était trop faible et tourné à un tiers vers l’investissement, quand les stocks débordent.
Aujourd’hui, les chiffres des pertes d’emplois d’avril (-550.000) ont fait atteindre le taux de chômage à 8,9%, soit le niveau de l’indicateur dans le scénario le plus défavorable. Allons-nous nous arrêter au seuil du scénario pour faire plaisir au modèle ? Les prix de l’immobilier et le taux de contraction de l’économie sont les autres paramètres d’une réalité dynamique.

En réponse, les marchés ont connu une reprise de +164 points. Le Dow Jones clôturait à 9574.

Certes on tombe toujours de la Tour infernale, mais la rapidité de la chute s’est ralentie, se réjouissent les faiseurs d’opinion, tandis que les spéculateurs lâchent un rire en guise de parachute. Les résultats des stress tests sont connus. Les banques sous-capitalisées ont jusqu’en novembre pour atteindre le bon niveau avec la bonne sorte de capital et sortir de la catégorie de M le Maudit. Nous revenons à la question qui ne passe pas : que faire des actifs toxiques ?

Gabrielle Durana
Chroniques du tsunami financier- all rights reserved
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[i] Reportez-vous aux pourcentages sur le tableau ci-dessous. Les chiffres pour le premier scénario sont en vert et ceux du second plus défavorable sont en rouge.
[ii] Depuis 1993, Bring your kids to work Day tombe le 4ème jeudi d’avril.
[iii] Si vous ne savez pas ou plus ce qu’ est la règle de l’uptick, vous pouvez lire vers la fin de cette chronique: http://tsunamifinancier.blogspot.com/2008/10/chronique-n15-pire-encore-que-le-short.html
[iv] Le Troubled Asset Relief Program (TARP) est le programme institué en octobre 2008 par le Parlement Américain qui allouait 700 milliards de $ pour assainir les banques de leurs actifs toxiques.
[v] Texte integral: http://www.bis.org/publ/bcbsca.htm
[vi] Non cumulative perpetual preferred stock.
[vii] “Rewriting the rule book for bank stocks”.


Les raboteurs de parquet, Gustave Caillebotte, 1875, Musée d’Orsay
Courrier des lecteurs :

Un lecteur de San Francisco m’écrit : « La partie la plus intéressante au sujet de la Boston Tea Party [de 1773, quand les Colons déguisés en Indiens ont coulé les chargements de thé dans le port de Boston] est la raison de l’attaque du navire. Pourquoi les “indiens” ont-ils détruit le thé, au lieu de la distribuer gratuitement à la populace? La raison en est que le gouvernement avait commencé dès 1770 à réduire les taxes et donné à la East India Company la possibilité de vendre directement du thé dans les colonies… ce qui baissait de 30% le prix du thé et rendait le thé anglais moins cher que le thé de contrebande acheté en Hollande. » Et notre lecteur cite ensuite un passage de Wikipédia en anglais. Il conclut : « En fait, tout au contraire de protester contre les taxes, les “indiens” étaient des contrebandiers qui cherchaient à préserver leur business, et ne voulaient plus de thé anglais à bas prix. »

J’ai demandé à un ami historien, Michael Adamson de nous éclairer. Voici ce qu’il répond :
“Le thé fut jeté dans le port de Boston par des colons déguisés en Indiens Mohawk. L’événement n’a été connu sous le nom de « la Tea Party » qu’à partir des années 1830, mais c’est une autre histoire.

La taxe sur le thé était la seule des taxes parmi les Townshend duties de1767 à ne pas avoir été déjà abolie à la suite du Massacre de Boston (5 mars 1770). La taxe était symbolique : une preuve du pouvoir absolu de la Couronne sur les colonies. […]

En 1773, le Parlement adopta la loi sur le Thé (Tea Act) pour protéger les débouchés de la Compagnie anglaise des Indes. La loi autorisait la vente directe du thé anglais à travers des agents au lieu de passer par les enchères publiques. L’idée était de vendre le thé en dessous du prix du thé hollandais. […]

Les colons interprétèrent la loi comme un piège destiné à persuader les Américains d’acheter du thé taxé et dont les recettes serviraient à payer les forces d’occupation britanniques dans les colonies. Comme ils savaient que le boycott échouerait et que le goût du thé était méconnaissable, une fois qu’il était dans la théière, les activistes décidèrent de bloquer l’entrée du thé dans les ports. La « Tea Party » était donc une contestation du pouvoir absolu, de lever l’impôt et de faire des lois sur et pour les colonies.

Je ne suis pas sûr, conclut-il que la Révolution Américaine ou la Tea Party de Boston aient à voir avec le niveau d’imposition, mais plutôt avec le principe même de lever un impôt. Par rapport au poids des prélèvements obligatoires aujourd’hui, le niveau d’imposition des colonies était ridiculement bas. »

Vous pouviez venir écouter Michael Adamson le 6 mai 2009 à San Francisco. Il donnait une conférence sur le thème : « Grappes d’innovation : pourquoi la Silicon Valley ? » http://www.sfnabe.com/meetings.html

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