Depuis le sommet européen de Bruxelles du 9 décembre, la France vit sous la menace d'une dégradation imminente de la note de sa dette par Standard and Poor's, Fitch et Moody’s. Le malheur ne peut se consoler qu’avec le malheur des autres et les agences ont placé sous "surveillance négative" une grande partie des 17 pays de la zone euro. En effet « l'absence de mesure pour stabiliser les marchés du crédit à court terme implique que la zone euro, et l'UE dans son ensemble, restent exposées à de futurs chocs et que la cohésion de la zone euro est menacée de manière permanente », estime la troisième, dans un communiqué.
La note de la France a déjà été dégradée d’AA- à A+. C’était le 8 décembre 2011 à Pékin par l’agence Dagong. Les décisions de l’agence asiatique n’entraînent peut-être pas la réaction des marchés occidentaux, les responsables de la China Investment Corporation, le fonds souverain chinois qui garde la cagnotte du commerce extérieur hors du pays, pour éviter que le yuan remonte et tue la croissance tirée par les exportations, la riche China Investment Corporation donc, que les Européens courtisent depuis des mois pour venir colmater les capacités d’emprunt du Fonds Européen de Stabilité Financière, elle lit les rapports de son agence nationale.
Aux yeux des analystes chinois, la dette française est passée de l’immaculée « très haute qualité » à la catégorie chaste d’ « haute qualité » pour trois raisons : la France connait des « problèmes structurels », en particulier une perte de compétitivité. Le gouvernement y a annoncé deux rounds d’austérité mais « l’atteinte de l’objectif de consolidation budgétaire est une cible lointaine et la soutenabilité de la dette à moyen terme s’est détériorée ». Enfin, le « secteur bancaire est en proie à un processus de « deleveraging » (=réduction de l’effet de levier via l’endettement) […] mais le ralentissement de l’économie nationale et l’aggravation des conditions financières extérieures (=les actifs des banques françaises dans le reste de l’Union Européenne) causent une érosion de la stabilité du secteur. »
Selon l’INSEE, l’économie française est bien entrée en « brève récession ». Mais la menace de la dégradation pour la première fois depuis 1975 de la note de la France par l’une des trois agences américaines, du fait d’une conjoncture dégradée et d’un énième effort de sauvetage de la zone euro suscitent l’indignation nationale.
Ah, si nous avions une agence bien à nous, regrettent les Européens qui dénoncent la perfidie des agences de notation américaines.
Il est vrai qu’un cartel approuvé par le gouvernement américain est bien né, quand le gendarme de la bourse étatsunien institua l’appellation officielle d’ « évaluateur de crédit » (‘credit-rater’) en 1975. Son objectif était de réguler le type d’actifs que certains agents économiques devaient détenir pour avoir le droit d’emprunter avec un effet de levier, notamment les banques en matière de fonds propres, mais aussi les compagnies d’assurances et les investisseurs institutionnels (fonds de pension etc.).
Les Organismes Nationalement Reconnus de Notation Statistique ou NRSRO (pour Nationally Recognized Statistical Rating Organization) reçurent comme mandat de certifier la qualité des actifs pour le reste des agents financiers, au moment où se produisait une révolution financière, la titrisation, qui décuplait les possibilités d’investissement des banques en leur permettant de revendre des portefeuilles de prêts avant qu’ils soient arrivés à maturation à des investisseurs qu’il fallait rassurer sur la qualité de la marchandise.
Avant la titrisation, les agences de notation jouaient un rôle certain ; elles vendaient des synthèses économiques. Plutôt que de compiler l’information économique soi-même, librement disponible, les agents économiques préféraient payer un abonnement pour obtenir les synthèses directement.
Apparue au grand jour dans les années 80, avec la gestion de la crise de la dette mexicaine, dit Plan Brady, la titrisation consiste dans la mise dans un grand bol de toutes sortes de dettes puis leur mélange, puis leur distribution dans des petites verrines aux investisseurs en appétit de « rentabilité supérieure sans risque ». (Pour une explication du mécanisme censé diluer le risque, voir ici). Le dosage des différentes tranches demeure une recette de fabrique de chaque banque d’investissement, ce qui rend l’évaluation de la qualité pour un agent extérieur opaque. D’où le rôle certificateur des agences.
Le modèle économique a changé: au lieu de vendre de l’information économique, comme Bloomberg, les trois sœurs se sont reconverties dans la vente de notes payées par les fabricants de « verrines ». Au début, elles étaient 7 NRSRO, puis 6 au milieu des années 90. En 2003, l’oligopole a été réduit à trois. Le conflit d’intérêt n’a fait que croître avec les profits mirifiques, et la fête a duré, duré jusqu’au petit matin d’août 2007.
Entre temps, c’est tout le système financier qui en est venu à se baser sur ces notes. Aujourd’hui, elles servent aux banques centrales pour choisir quels actifs elles acceptent pour la provision de liquidités contre la mise en garantie d' « actifs » considérés comme « éligibles ». Ainsi, un pays de la zone euro qui verrait sa note sévèrement dégradée ne pourrait théoriquement plus se refinancer en plaçant ses bons du trésor en nantissement auprès de la Banque Centrale Européenne.
Le triple A des agences de notation permet aussi d'emprunter à des taux avantageux. C’est la raison du grand tracas national mais aussi collectif des 6 économies les plus fortes, contributrices au Fonds Européen de Stabilisation Financière.
Les gouvernements de la zone euro doivent placer 80 milliards € de bons du Trésor au cours du seul mois de janvier. Les investisseurs en appétit de « rentabilité supérieure sans risque » auront-ils envie de manger ce que leur disent les agences ? Pour les appâter, l’accord du 9 décembre à Bruxelles promettait qu’aucune dette ne serait réduite à l’avenir, que toutes les verrines seraient bien honorées par le contribuable. Il est probable que si le critique gastronomique était européen, le restaurant recevrait trois étoiles au Michelin. Mais la cuisine serait-elle vraiment meilleure ?
Gabrielle Durana
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