mercredi 29 octobre 2008

Chronique n°28 Les prions de la finance (première partie)

Quand j'habitais en France, je donnais mon sang trois ou quatre fois par an. Ayant suivi l'affaire du sang contaminé de l'apparition du SIDA jusqu' au procès d'indemnisation des victimes, j'ai toujours voulu rendre service à la collectivité avec mon précieux liquide O négatif. Le Prix Nobel d'économie de 2005 a été attribué à Kahneman (toujours en vie) et Tversky (à titre posthume) pour avoir démontré que l'acte de donner peut être rationnel et qu'il s'explique par le fait que celui qui donne, loin de s'appauvrir accroît son bien-être d'un sentiment de chaud au cœur (warm glow). Inconsciente de mon altruisme impur, un jour je vois un camion de la transfusion sanguine dans les rues de San Francisco. Je frappe à la porte.

On me fait asseoir et on me tend un long questionnaire à remplir. Un quart d'heure plus tard, la dame me propose des petits gâteaux et me dit : « Désolée, on ne peut pas vous prendre ». Mon anticipation du warm glow suspendue à ses lèvres, je la regarde incrédule. «Vous avez vécu en Europe dans les années 80 et avec la maladie de la vache folle, on ne peut pas prendre de risque.» J'essaye de lui expliquer que dans ma jeunesse rebelle, pléonasme, j'étais végétarienne. Rien à faire. Elle me retend des petits gâteaux. Je repars avec mes bons sentiments en bandoulière.

Si seulement le gouvernement américain et les gendarmes de Wall Street et de Chicago (« Washington », comme on dit aux Etats-Unis, en faisant un prix de gros) avaient fait montre d'autant de précautions, la crise de 2007-2008 n'aurait probablement pas eu lieu.

Tenez, allons au bistro.

Au lendemain de la crise asiatique de 1997, la banque JP Morgan prend conscience qu'elle a accordé beaucoup de prêts à des débiteurs médiocres. John Pierpont Morgan, le banquier qui en 1907 avait enfermé une vingtaine de collègues dans sa bibliothèque sur Madison avenue jusqu'à ce qu'ils résolvent la panique financière, s'était endormi sur ses lauriers. En clair, la banque perdait de l'argent avec certains gros clients à qui elle ne pouvait pas dire pour des raisons de fidélité d'aller bancoter ailleurs.

Le problème résidait dans le fait que les prêts restaient sur ses livres pendant des décennies. Tant qu'ils n'étaient pas arrivés à échéance, les fonds propres étaient réservés et elle ne pouvait pas en faire d'autres plus lucratifs. Elle avait aussi accordé des lignes de crédit (c'est-à-dire des promesses de prêts), pour lesquelles elle était rémunérée faiblement mais qui, lors d'une autre crise, pouvaient toutes être activées en même temps et causer de lourdes pertes.

La mission reçut le nom de code «Transformation du Crédit». Elle regroupait des banquiers, des forts en maths et des forts en gouaille. Leur idée fut de combiner deux choses qui ne l'avaient jamais été : la titrisation- l'acide chloridrique- et les produits dérivés de crédit - l'aluminium.

La titrisation, vous vous en souvenez, c'est l'acte de mélanger les différentes sortes de salades et de les déchirer en petits morceaux puis de les servir dans des bols qui ne demandent qu'à circuler. La titrisation (securitization) n'a pas été inventée par JP Morgan. En fait, elle a valu à Robert Merton et à Myron Scholes leur prix Nobel en 1997 pour des recherches publiées en 1966.

Les gens adorent ce genre de bols parce qu'ils garantissent un revenu en étalant le risque sur la laitue, la roquette, la romaine et les épinards. Donc si le cours des épinards monte et que celui de la laitue baisse, grosso modo, ça s'équilibre et vous continuez à gagner sur votre investissement. Le groupage vous donne une certaine sécurité, d'où le nom anglais des titres (securities).

Les produits dérivés existaient aussi. Lors de notre visite à la Chicago Board Of Exchange, nous avions joué avec l'action de Morgan Stanley à coup de calls (option qui me donne le droit, mais pas l'obligation d'acheter) et de puts (option qui me donne le droit, mais pas l'obligation de vendre). Puis dans la queue pour les taxis à l'aéroport de Guarulhos, en route pour la Bovespa, nous avions parlé de la manière dont les entreprises peuvent se protéger contre les risques de change en achètant des puts ou des calls sur les devises dans lesquelles sont libellés leurs contrats. De même, quand on dit que les prix du pétrole remontent ou qu'ils baissent, en réalité on parle de futurs barils dont on prendra possession deux ou trois mois plus tard. C'est la même chose pour le reste des matières premières.

A l'instar des tee-shirts et des figurines des Simpsons qui n'ont de raison d'être que par l'existence télévisuelle du dessin animé, les produits dérivés de la finance sont basés sur un produit financier principal : une action, une devise, une matière première, ou… un prêt.

L'innovation de JP Morgan était à double détente. D'abord, au lieu de mettre un prêt en particulier dans le saladier –mettons le contrat à vingt ans, numéro 9999 signé par General Motors pour construire une usine – JP Morgan y versait une partie de son exposition au risque si General Motors faisait faillite. Mettre le prêt dans le saladier aurait été mettre un produit financier principal; si je mets l'exposition au risque de défaillance du même prêt (a fortiori de l'entreprise tout entière), c'est un produit dérivé du prêt.

La variété spécifique de feuille verte que l'équipe de JP Morgan s'apprêtait à verser, avant de touiller, s'appelle des Credit Default Swaps.

Voici comment marche un CDS : la personne A et la personne B font un pari sur les chances de survie de la personne C. B paye A. A payera B s'il arrive malheur à C. B peut céder son droit d'être payé par A à qui il veut. A peut vendre son obligation de couvrir B à qui il veut aussi. Personne ne garde la moindre trace d' où sont passés les contrats.

On verse dans le mixeur tous les CDS de JP Morgan. Dans chaque verrine, maintenant, vous avez un petit bout de risque si General Motors fait faillite, un petit bout de risque si IBM fait faillite, un petit bout de si Lehman Brothers fait faillite, en tout 300 entreprises. Servez-vous et faites circuler.

Les investisseurs qui ont acheté les petits bols étaient devenus les assureurs de JP Morgan, si n'importe laquelle des 300 entreprises faisait faillite.

Après avoir utilisé les talents des forts en maths, JP Morgan eut recours à ses forts en gouaille pour persuader les autorités de régulation bancaire et les agences de notation que leur invention était géniale et sans risque, puisque précisément on mutualisait le risque. Notez l'absence totale du gendarme de la Bourse; les produits dérivés qui ne sont pas cotés à Chicago ne sont pas régulés par la Dérivative Oversight Agency. (C'est comme si on disait que la police ne s'occupe de la drogue que quand elle est vendue en pharmacie.) Ces contrats dont personne ne garde trace, se vendent de gré à gré (Over The Counter, littéralement en les posant sur le comptoir) exactement comme vous vendriez vos livres chez Gilbert Jeune.

L'opération de vente des CDS portant sur les 300 entreprises au bilan de JP Morgan reçut le nom de Broad Indexed Secured Trust Offering, soit l'acronyme BISTRO. Remarquez bien tous ces termes qui sont là pour vous tranquilliser : secured (garanti), trust (confiance), broad (vaste). Les obligations Bistro furent placées en décembre 1997 auprès des autres banques et des compagnies d'assurances. Elles remportèrent un succès total.

Même si leurs prêts étaient toujours sur les livres, la banque s'était débarrassée de 9,7 milliards de risques liés à des défaillances de ses clients médiocres. Les CDS n'apparaissaient nulle part, sauf dans la comptabilité hors-bilan. Elle avait aussi récupéré du cash en touchant toutes les "primes d'assurance". De fait, JP Morgan a utilisé cet argent pour racheter ses actions en bourse (quand le capital est moins dilué, chaque actionnaire reçoit plus de dividendes ; il est très content donc il garde ses actions).

Deuxième partie de l'innovation (sic) : on arrête de faire de l'artisanat, on se lance dans l'industrie du CDS.

Après le succès de Bistro, JP Morgan se dit qu'il pouvait monter une chaîne de fabrication de CDS et les vendre à grande échelle. Il suffisait pour cela d' une part que le gouvernement et les autorités de régulation boursière, bancaire ou de contrôle des assurances ne se mêlent pas de son business florissant. Et d' autre part de fabriquer des produits par marque. Vous faites des affaires avec IBM, donc vous avez besoin d'un CDS IBM. Si vous avez beaucoup de relations avec Sony, je vais vous concocter un CDS Sony. Etc.

Tout le monde se mit à copier JP Morgan. En 2001, le marché des CDS représentait 900 milliards de $. Les gens achetaient sans bien comprendre, mais comme les autres achetaient aussi. En 2007, ils avaient crû pour atteindre 62 trillions. Oui, oui, 62 trillions.

Maintenant que les CDS touchaient toutes les grandes entreprises de la terre, le prion n'avait plus qu'à se réveiller.

(à suivre)

Chroniques du tsunami financier Gabrielle Durana All rights reserved

1 commentaire:

verdun10 a dit…

Gabielle Durana a une imagination débordante. Son roman est claire, démonstratif ce qui est rare pour un roman. Il y tous les personnages haut en couleur qui font le succés d'un livre: des escrocs de très haut vol, des complices très haut placés qui voient et laissent faire, des personnages riches qui sont aveuglés par leur rapacité. On se dit au cours du livre: tant pis ou tant mieux pour ces rapaces qui foncent sur tout ce qui peut les engraisser encore plus, ils n'ont que ce qu'ils méritent. Et puis soudain on réalise qu'on n'est pas seulement lecteur mais les gogos, les vrais cocus dans ce roman. Les escrocs, les complices et les rapaces ont tous finalement gagné en se tenant les coudes (à quelques exceptions)et que les perdants c'est nous tous. Dans quelques années Gabielle Durana pourra photocopier son livre et faire croire avec quelques modifications que c'est une suite.