jeudi 8 janvier 2009

Chronique # 57: L’émancipation d’Europe – première partie-


Feu d’artifice au-dessus du Danube fêtant l’entrée de la Slovaquie dans l’Eurozone (Xinhua/Landov)

Mercredi 7 janvier 2009

Comptons nos malédictions : le tsunami de d’habitude, la petite apocalypse du Dow Jones (ça commençait à vous manquer ? Aujourd’hui - 2,7%), une guerre en Irak qui rentre en CP, une guerre en Afghanistan presque grand-mère, 13 jours de conflit dans la Bande de Gaza, et la dernière : l’embargo russe sur le gaz naturel qui, pour forcer l’Ukraine à accepter une augmentation des tarifs (et peut-être la dissuader aussi d’entrer dans l’OTAN ?) prend l’Europe en congélation.

Comme disent les Irlandais, cela pourrait être pire. En fait, les choses se sont beaucoup améliorées depuis que l’Europe était un mythe. Chez Ovide, la belle jeune fille se laissait enlever par un taureau blanc et convolait de grossesse en grossesse avant que le fantasque Zeus ne l’abandonne en Crète. Du Véronèse à Titien, de Rubens à Rembrandt, à Matisse, elle n’avait rien appris, la tarte. Il lui faudra encore deux guerres mondiales et une ultime crise spéculative en 1992-1993, dans laquelle le Système Monétaire Européen a volé en éclats, pour qu’elle décide que ça ne pouvait plus durer. Depuis dix ans, l’Europe s’assume toute seule et désormais c’est elle qui séduit. La Slovaquie est devenu le 16ème des 27 membres de l’Union Européenne à avoir rejoint la zone euro au 1er janvier 2009.

La Monnaie Unique avait été conçue pour protéger ses membres contre les attaques spéculatives. Sur ce plan, la crise de la fin 2008 a montré de manière convaincante l’avantage des insiders. Si vous prenez le Danemark qui a voté deux fois par référendum contre l’adhésion à l’eurozone et la Belgique, membre depuis 1999, deux pays autrement analogues par la taille et la structure productive, le premier a failli se noyer dans la tempête puis mourir déshydraté, là où la deuxième a tout de suite eu accès à des torrents de liquidités, de la part de la Banque Centrale Européenne, et a été admise aux urgences.

Mais les chasse-neiges sont-ils un investissement judicieux dans les Hauts–de-Seine ? Des tsunamis financiers, il vous en tombe un par siècle. Alors l’euro valait-il le corset ? L’euro était censé apporter plus qu’une simple assurance tous risques contre la spéculation. La monnaie unique était le chemin vers la prospérité et vers l’union politique, mais cela devait rester secret car l’argument faisait rêver les élites et fuir le chaland.

L’article « One Money, One Market » publié en 2000 par Andrew K Rose, un professeur de Berkeley est probablement l’un des cinq papiers les plus importants en sciences économiques de ses dix dernières années. A partir d’un modèle à deux –petits-pays, il prédisait qu’une union monétaire doublerait le commerce intrazone. Des études postérieures ont montré que le commerce entre partenaires européens avait augmenté mais beaucoup moins que dans le modèle Rose ; le coup de pouce représentait 10 à 15% de gains par rapport à un maintien des monnaies nationales.

Un professeur de Harvard, Jeffrey Frankel était curieux de comprendre pourquoi la réalité ne suivait pas le modèle. Il a avancé plusieurs hypothèses : 1) peut-être que c’était juste une question de temps – dix, quinze ans au lieu de cinq, initialement prévus. 2) le modèle avait été bâti avec des petits pays ; dans les grands pays, les effets sont plus réduits. 3) les pays qui se mettent en ménage monétaire sont déjà en concubinage commercial, donc cela aide mais ne change pas la situation du tout au tout. Par exemple, la France était le premier client et le premier fournisseur de l’Allemagne et vice-versa. Il appela cette troisième hypothèse le caractère endogène de l’union (on s’unit légalement alors qu’on est déjà dedans, dans les faits).

Pour vérifier cette troisième hypothèse, il mena une « expérience grandeur nature » en étudiant les 14 pays africains de la zone Franc. En 1999, ils basculaient aussi dans la zone euro. La zone Franc n’avait pas de raison d’être autre que politique. Le commerce entre la France et ses anciennes colonies ne pouvait pas s’expliquer par des besoins complémentaires ou la division du travail comme dans la théorie des avantages comparatifs de Ricardo ou par la diversité des goûts du consommateur, qui a valu à Paul Krugman son prix Nobel en 2008. Donc si le commerce de ces pays avec l’Allemagne, l’Autriche, l’Espagne augmentait, cela validerait l’existence d’un effet euro (en dehors du caractère endogène de l’union). Après vérification statistique, il est apparu que le commerce des pays de l’ex-zone Franc avec le reste de l’Union Européenne (France exclue) avait augmenté de 76%. En annulant l’effet concubinage commercial avant le mariage monétaire, on arrivait presqu’à un doublement. Pour des petits pays, le modèle Rose se trouvait vérifié. Une autre conclusion intéressante de ses calculs était que l’euro n’avait pas freiné ou détourné le commerce avec des partenaires en dehors de la zone.

Quand l’euro est né, il cotait 1,1567 $, 133,73¥ et 0,71£. (ces chiffres et tous ceux ci-après proviennent du site de la Banque Centrale Européenne :
http://www.ecb.int/stats/exchange/eurofxref/html/index.en.html)

Le 5 octobre 2000, l’euro ne valait plus que 89,80¥. Puis, le 23 octobre 2000, il touchait le fond par rapport au $, avec un taux de change à 0,8377. La dépréciation vis-à-vis de la livre avait suivi le même rythme et atteignit ce jour-là un record historique de faiblesse à 0,58040 ; avec un épisode précurseur le 4 mai à 0,58180.

Le 5 juillet 2008, l’euro a touché du bout des doigts les étoiles. Il valait 1,5990$, 158,87¥ et 0,79965£. Puis le tsunami a fait basculer la livre de son piédestal ; tout en rendant des forces au dollar.

Aujourd’hui, le cours de l’€ s’établit à 1,3595$, 126,77¥ et 0,90430£. Le 29 décembre 2008, les deux monnaies étaient arrivées presqu’à parité, un € valait 0,97855£.


Dix ans après sa création, et à l’acte IV, scène I d’un tsunami séculaire, la devise européenne s’est donc légèrement renforcée par rapport au dollar, elle a perdu du champ par rapport au yen et elle fait jeu égal avec la livre.

Mais si la monnaie unique est un instrument commercial et financier, elle est aussi le sceptre de l’émancipation. Aussi son appréciation vis-à-vis du dollar et de la livre s’accompagne d’un sentiment de Schadenfreude (littéralement, joie devant les dommages… d’autrui) et revêt un caractère de triomphe politique. En revanche, peu de gens connaissent le cours de l’€ face au ¥ et son évolution n’est pas interprétée comme une perte de rayonnement alors qu’elle reflète un recul de la compétitivité.

Maintenant, la face invisible de la valeur externe de la monnaie européenne : son évolution vis-à-vis des BRIC.

B comme Brésil, le réal est resté stable pendant presque toute la décennie autour de son cours introductif devenu cours pivot de 2,6010R$. Puis mon ami le tsunami s’invite mi-septembre 2008. A partir du 2 octobre, il provoque des carry-trade à go-go, les investissements européens go home et la vertueuse horlogerie brésilienne se déglingue. Le 9 octobre, un € achète 3,34 R$. Meirelles se bât, la vague recule pour mieux revenir. Le 23 octobre, l’euro cote encore 3,2362 R$ (nb : un réal, des réaux c’était du temps de Don Quichotte ; aujourd’hui, on dit des réals, comme les festivals de Rio). Le 31, on est redescendu à 2,60 mais rien ne sera plus comme avant. Tout novembre, la monnaie file, file et le 18 décembre, on déguste à 3,43R$. Aujourd’hui, le réal cote 2,9977R$ ; avec une très forte volatilité.

R comme Russie. Le symbole officiel pyб correspond aux trois lettres R-U-B en cyrillique. La dernière fois que le rouble est mort et ressucité c’était en 1998. Pendant l’été, la crise asiatique comme une grippe qui ne veut pas guérir finit par déclencher une attaque virulente sur un corps affaibli, l’Etat russe se retrouve en cessation de paiement, sa monnaie s’effondre et le pays connait une grave crise politique.

Lorsque l’euro est crée, la Russie est train d’essayer de se relever des décombres. Au 1er janvier 1999, (source : Banque Centrale de Russie : http://www.cbr.ru/eng/currency_base/daily.asp ), l’ € tout nouveau tout beau cote 24,0900 pyб. A mesure que la situation s’améliore et que la Russie se tricote une chaussette pour les jours de pluie, en pratiquant d’abord le troc puis un mercantilisme forcené, tout pourvu de faire rentrer des devises, la monnaie nationale continue de se déprécier mais lentement. En 2003, 1€ achète 33,2719 pyб, en 2004, 37,0979 pyб. Puis vous avez un joli tableau de la monnaie au pays de Marc Chagall.



Pendant trois ans, le cours a oscillé entre 33 et 37 roubles pour un euro.Mais quand le tsunami a déferlé, le fleuve a été projeté hors de son lit. A partir du 10 décembre 2008, ça a été la Bérézina ; à l’envers.

(Si un jour vous visitez le Musée National de Poznán en Pologne, cherchez la peinture dans des tons mauves -comment peindre la neige- de Suchodolski sur la bataille de La Bérézina. )

Le 18 décembre, le rouble tombe à 39,8258 pyб pour 1€. Le 29, à 41,6925 pyб, il capitule. Aujourd’hui, 7 janvier 2009, la devise russe cote 39,9068 l’euro.

I comme Inde. En 10 ans, la roupie a perdu 34% de sa valeur vis-à-vis de la devise européenne ; ce qui lui a valu une percée dans ses exportations vers l’Europe. Un euro tout clinquant vous achetait 50,475 roupies à la naissance (sources : United States Federal Reserve Bank of New York).Quand l’euro se déprécie face au dollar, la devise indienne se renforce ; le 26 octobre 2000, l’euro est tombé à 38,627 roupies. Si vous étudiez toute la décennie
(http://www.indexmundi.com/xrates/graph.aspx?c1=INR&c2=EUR&days=3650&lastday=20081231 ), vous constatez que le sort de la roupie est lié au dollar.

Dix jours après le déclenchement du tsunami, l’euro cotait 67,8441Rs. Un mois après, il s’était renforcé à 60,3547 Rs. Il a terminé l’année à 68,6735, soit légèrement mieux que pendant tout le premier semestre ; le cours de la roupie s’explique ainsi par une réévaluation générale de la monnaie-ancre, le dollar.

Paradoxalement, il est intéressant de constater que lors de la crise, la roupie est demeurée plus stable vis-à-vis de l’euro que vis-à-vis du billet vert. Jusqu’à quand la Banque de l’Inde s’emploiera-t-elle corps et bourse à défendre sa monnaie ? En tous les cas, elle semble plus maîtresse du jeu lorsqu’ il s’agit d’éviter son renchérissement que sa chute.

C comme Chine. La monnaie est notée avec une lettre π et une autre barre par-dessus, comme le tilde dans ESPAÑA. Pour votre information, en chinois, le dollar se dit « yuan américain » et l’euro… vous avez compris. Enfin, la différence entre yuan et renminbi est l’équivalent de la distinction qu’on ne fait pas en Français mais qui est valable en anglais entre livre et sterling.

Là aussi, la monnaie est ancrée sotto voce au dollar, et la force de l’euro a été l’épée à double tranchant qui a causé une hémorragie dans la balance des paiements européenne quand tous les Européens se sont mis à acheter du made in China ; tandis que seuls entraient en Chine les Deutschland hergestellt.

La Chine pratique un mercantilisme actif. Son appareil productif est tourné vers les exportations et la sous-évaluation de la monnaie lui a permis de se constituer des réserves de change pour plusieurs années en cas de crise.

Lors du tsunami, la Chine a laissé filer sa monnaie. Le 25 octobre, elle valait 8,5530 π. Aujourd’hui, la devise de la République populaire s’est réapprécié à 9,2908 π. Par rapport à la violence des autres phénomènes, la monnaie chinoise est celle qui a le moins souffert de tous les BRIC.

Malgré les pressions internationales pour que cesse son dumping monétaire, le yuan ne s’est renchéri que de 13% en 4 ans, autant dire des grains de riz. Et le ralentissement de la demande dans ses pays de débouchés conduit à anticiper des dévaluations compétitives. La question à mille milliards de sabords est que se passerait-il si la Chine remplaçait sa pile de dollars qui monte jusqu’aux cieux par une pile d’euros ?

Maintenant une pause de publicité. Allez vous préparer un café, mangez une pomme et revenez me voir demain.

Gabrielle Durana
Chroniques du tsunami financier, all rights reserved.

L’enlèvement d’Europe par Le Véronèse (au Palais des Doges à Venise) : http://www.museiciviciveneziani.it/frame.asp?id=603&musid=8
L’enlèvement d’Europe par Titien (à l’Isabella Stewart Gardner Museum de Boston) : http://www.gardnermuseum.org/collection/titian_p26e1.asp
L’enlèvement d’Europe par Rubens (au Prado à Madrid) : http://www.europaallalavagna.it/200644/rattoeuropa-rubens.jpg
L’enlèvement d’Europe par Rembrandt (au Getty Museum, à Los Angeles) : http://www.getty.edu/art/gettyguide/artObjectDetails?artobj=1069
L’enlèvement d’Europe par Matisse (à la National Gallery of Australia, à Canberra) : http://nationalgallery.gov.au/OutandAbout/Large/75935.htm



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