mercredi 21 janvier 2009

Chronique # 62: l’acompte

Courrier des lecteurs :

Un lecteur m’envoie des nouvelles de Kiev, où quatre ans après la Révolution Orange, sous couvert d’énergétique le pays vit en fait une crise politique avec son voisin russe, en sus du tsunami. Il écrit : « Sur le terrain on s'attend à l'horreur sans trop savoir quelle forme elle prendra exactement. Ajoutez que la très grande majorité des crédits sont libellés en dollars (comme en Hongrie par ex) -les gens sont squeezés entre une réduction de leur pouvoir d'achat de 20% + et un enchérissement de leurs dette de 40 ! »
20 janvier 2009

Deux millions de personnes s’étaient groupées dans les rues de Washington pour assister par -5®C, à la cérémonie de passation du pouvoir entre George W Bush et Barack Obama, le premier président noir, ou African-American, comme disent les gens ici. Ils étaient arrivés avant l’aube, ils venaient de Harlem, de San Antonio ou de Jackson, emmitouflés dans leur sourire, prêts à verser des stalagmites de joie quand le 44ème président poserait la main sur la bible d’Abraham Lincoln, et répèterait le serment dicté par le Chief Justice de la Cour Suprême ; cette même Cour qui en 1896, dans un arrêt Plessy contre Ferguson avait déclaré que les Noirs et les Blancs étaient « separate but equal » (=séparés mais égaux).

Avec trois heures de décalage horaire, nous nous levions tout juste et suivions sur CNN l’installation dans la tribune officielle des anciens Présidents et de leurs vénérables épouses : le père du sortant marchait à tout petits pas, en s’aidant de sa canne, Jimmy Carter était fringant et Bill Clinton s’habituait à devenir le mari de, maintenant qu’Hillary mi-jubilatoire allait être Secretary of State[1]. Dick Cheney, le vice-président qui donne des ordres de torturer sans tortiller avançait dans un fauteuil roulant, poussé par une infirmière. La veille, il s’était fait un mauvais tour de reins en finissant de ranger ses cartons dans l’Aile Ouest.

Je ne sais pas si vous souvenez de cette scène dans l’Education Sentimentale de Flaubert où le personnage de l’arriviste se marie avec le bon parti. La messe est célébrée à l’église de la Madeleine et au moment où s’ouvrent les portes, de l’autre de côté de la Seine, surgit l’Assemblée nationale. L’architecture est rarement le fait de coïncidences. Ainsi, à Paris, la perspective du Carrousel du Louvre aux Champs Elysées, à l’Arc de Triomphe et à la Grande Arche est-elle tracée pour éblouir les dignitaires et les masses.

En 1963, Martin Luther King avait prononcé son discours « I have a dream » (=je fais un rêve) devant 250.000 personnes, depuis les marches du Lincoln Memorial, l’difice bâti en souvenir du héros de la Guerre de Sécession. Il y dénonçait les injustices dont ses compagnons étaient encore les victimes sur les lieux mêmes, où cent auparavant les esclaves étaient vendus aux enchères. Certes en 1957, la Cour Suprême dans un arrêt Brown versus Board of Education avait condamné la ségrégation scolaire, mais il avait fallu attendre trois ans et qu’Eisenhower envoie l’armée pour que neuf enfants noirs fussent acceptés dans une école de Little Rock dans l’Arkansas. Entre temps, Rosa Parks avait refusé de céder sa place à l’avant du bus et avait été arrêtée à Montgomery dans l’Alabama.

Le mouvement des droits civiques était scandé par les manifestions (protests), le boycott et les marches. Il hésitait entre la radicalisation et la non-violence, tandis que les avocats du NAACP[2] risquaient le passage à tabac ou le meurtre. Il faut voir ou revoir « Mississipi burning » (1988), pour se remettre dans l’ambiance. Les lois dites de Jim Crow (du nom d’une chanson folklorique raciste) avaient contourné la Proclamation d’Emancipation de 1863, en faisant du lynchage une bavure collective, en interdisant les mariages mixtes ou en rendant le vote difficile. Ces lois racistes ne furent vraiment abolies qu’un siècle plus tard, en 1964, quand le Congrès sous l’impulsion de Lyndon Johnson adopta le Civil Rights Act.

Un policier prend les empruntes digitales de Rosa Parks à Montgomery dans l’Alabama.

Alors en 1963, sur les marches du Lincoln Memorial, entouré de ses compagnons coiffés du bonnet blanc de Gandhi, Martin Luther King accusait l’Amérique de ne pas faire de place à ses citoyens de couleur. Pour apostropher le Congrès, il employait la métaphore du chèque sans provision : « Nous refusons de croire que la banque de la justice est en faillite. Nous refusons de croire qu’il n’y a pas assez de fonds dans les grands coffres à opportunités de ce pays. Donc nous sommes venus pour encaisser le chèque, un chèque qui sur simple présentation devrait nous donner la jouissance de la liberté et la sécurité de la justice. »[3].

Hier, lendemain de la date anniversaire de Martin Luther King, dans ce que les anglo-saxons appellent si joliment, de la « poetic justice », qui est bien plus que l’ironie du sort, Barack Obama se tenait avec le Capitol Hill derrière lui, devant deux millions de personnes. Sur des écrans géants, il faisait face au Mall qui pour une fois ne voulait pas dire centre commercial, avec ses fontaines, et de l’autre côté de l’obélisque, il souriait à la gigantesque statue de Lincoln.


Il semblait dire je suis venu vous verser un acompte. Et tel Roosevelt, il dénonçait la crise actuelle, « conséquence de la cupidité et de l'irresponsabilité de certains, mais aussi de notre échec collectif à faire des choix difficiles et à préparer la nation à une nouvelle ère ».
Puis dans une intéressante leçon de droit constitutionnel, après avoir juré de « préserver, protéger et défendre la Constitution » devant ou plutôt derrière Capitol Hill, le siège du pouvoir législatif, il s’apprêtait à défiler dans sa limousine-tank, le long de l’Avenue de la Constitution. Il s’arrêterait pour faire chemin à pied et saluer la foule en liesse. Puis remontant dans son véhicule blindé, escorté de quatre malabars et d’un cortège de motards, tous gyrophares dehors, disposés en V, il arriverait au 1600 Pennsylvania Avenue, la Maison Blanche.

Le Révérend Jessie Jackson déclarait : « les coffres de la banque de la confiance sont pleins à craquer ». Voilà, le conte de fées continue. Le soir, au lieu de se réunir dans un restaurant très sélect, avec ses amis millionnaires et des vedettes du show biz, le couple présidentiel a dansé de bal en bal ; y compris celui pour les moins de 35 ans dont les billets d’entrée, comme on dit en anglais coûtaient une chanson.

Pendant ce temps de la City à Wall Street, c’était la fin des banques.
Gabrielle Durana
Chroniques du tsunami financier- All rights reserved
Une cliente à la papèterie Staples, hier
[1] Ministre des affaires étrangères
[2]La National Association for the Advancement of Colored People, est la plus ancienne organisation de lute contre les discriminations raciales aux Etats-Unis. Fondée en 1909, elle incluait dès l’origine des Blancs. Devinez où elle a été fondée. Toujours sur les marches du Lincoln Memorial.
[3] “Instead of honoring this sacred obligation, America has given the Negro people a bad check, a check which has come back marked “insufficient funds”. But we refuse to believe that the bank of justice is bankrupt. We refuse to believe that there are insufficient funds in the great vaults of opportunity of this nation. So we have come to cash this check- a check that will give us upon demand the riches of freedom and the security of justice”.

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