lundi 19 janvier 2009

Chronique # 61: L’étrange tsunami

19 janvier 2009

Quelques semaines vous font regarder le monde avec des yeux vieillis. Le 9 décembre dans « Mon oncle d’Allemagne », j’expliquais basée sur mon vécu outre-Atlantique que les Européens n’avaient encore rien senti de la violence de la crise, et je décrivais comment les Allemands se lavaient les mains des problèmes de leurs voisins, tout en minimisant l’impact du tsunami sur leurs exportations. Fin décembre, l’euro, presqu’à parité toisait la livre ; avec non moins de superbe que si le Crédit Lyonnais jaugeait la maison Lazard, avant de la croquer.

Aujourd’hui, la Commission européenne annonce que ses principaux membres sont tous en récession : -2,3% en Allemagne, -2,0% en Italie et en Espagne et -1,8% en France. Ces chiffres ne sont pas ceux d’une mauvaise journée à la bourse, mais bien les prévisions de croissance pour une longue année 2009 qui nous apportera sa corne de disette, de chômage et des larmes. Coté britannique, les statistiques du 4ème trimestre ne seront connues qu’à la fin de cette semaine mais vraisemblablement, la croissance négative là-bas aussi avoisinerait les 1,2 à 1,3%. Pour mémoire, la dernière fois que la France avait connu une croissance négative était en 1993, avec une réduction du PIB de 1,3%.

Les sciences économiques s’appellent sciences mais à la différence des physiciens, les économistes ont rarement l’occasion d’étudier des explosions sous-marines. Ils en sont réduits à étudier le passé ou à faire de la modélisation mathématique. Aussi la période actuelle est-elle totalement fascinante. Une zone monétaire unique peut-elle survivre à des conjonctures macro-économiques divergentes ? Les forces centrifuges seront-elles contenues ? Existe-t-il une volonté politique centripète ? Peut-on sortir d’un tsunami financier, économique et social sans commencer une Troisième guerre mondiale ? Autant de questions qu’aucun économiste de ma génération n’aurait cru pouvoir se poser en grandeur nature.

Quand Marc Bloch écrit « L’étrange défaite » en 1940 pendant la bataille de France, il n’y raconte pas ses souvenirs personnels mais il essaye d’analyser avec objectivité les raisons de la défaite de l’armée française en six semaines. Lorsque j’ai lu son livre, j’avais 19 ans et j’avais été très impressionnée par sa clairvoyance ; alors qu’il ne connaissait pas la fin de l’Histoire. Un mélange de romantisme et de paresse -lire vite est un oxymore qu’on met toute sa vie à désapprendre - m’avaient toutefois fait imaginer Marc Bloch en jeune soldat, rédigeant dans sa tête comme Fernand Braudel sa fameuse thèse d’Etat « La Méditerranée et le monde méditerranéen au temps de Philippe II », ou couchant ses pensées la nuit sur l’envers de documents militaires, une sorte de Guy Mocquet avec un bloc-notes. En fait, Marc Bloch était un médiéviste rompu aux méthodes de recherche, de sélection et d’analyse des faits quand il fut saisi par l’avènement de la Deuxième guerre mondiale. En 1940, il avait 54 ans. Et il mourut en 1944, sans jamais connaître la fin de l’histoire, sous les balles de la Gestapo.

C’est en pensant à Marc Bloch que je tiens depuis quatre mois cette chronique. Son ton est plus léger, la méthode moins rigoureuse mais comme lui, j’essaie de faire sens d’un événement qui nous dépasse. Le tsunami financier sera aussi bien entendu analysé a posteriori. Un arrière-petit-disciple de Charles Kindleberger, l’auteur de l’Histoire mondiale de la spéculation financière[i] sur laquelle tous les étudiants occidentaux de la fin du XXème siècle ont étudié les bulles spéculatives, des tulipes au 17ème siècle, à la banque de Law (prononcez lass, ça impressionne) pendant la Régence à la crise de 1929 se plongera sur les séries statistiques longues et les agrégats monétaires. Il sautera dans le tunnel du temps, revisitera les trois épicentres de la crise et en ramènera une synthèse subjective mais distancée, que de futurs étudiants en sciences économiques liront en avance rapide.

Il y a quelque chose de risqué mais d’irrésistible à vouloir sélectionner au quotidien les faits qui semblent pérennes, à essayer de les mettre en relation les uns avec les autres et à offrir, à s’offrir une explication, non pas un roman familial comme disent les psychanalystes mais le roman d’une génération. Voilà ce qui nous est tous arrivé et qui a ciselé notre perception du monde.

Jeudi dernier, 15 janvier, le Conseil des gouverneurs de la Banque Centrale Européenne a abaissé le taux de base directeur, le « refi rate » auquel les banques commerciales peuvent se refinancer, d’encore 0,5%. Quatre jours après la conférence de presse, résonne encore l’avertissement de Jean-Claude Trichet : « Globalement, le niveau d’incertitude reste exceptionnellement élevé ».

Avec une inflation tombée à 1,6%, la question de savoir si oui ou non, l’Europe adoptera comme les Etats-Unis une politique de taux d’intérêt à zéro pourcent (Zero interest rate policy ou ZIRP) tombe en obsolescence.





D’autres questions affleurent, imminentes. Un lecteur qui partage son temps entre Paris et Rio (et l’ile où Cary Grant et Deborah Kerr s’arrêtaient dans « An affair to remember » ? Ben, non, maintenant, il y a l’avion…) m’écrivait l’autre jour : « Comment faut-il comprendre "rappelez-vous que la bourse ce n'est pas l'Empire du Mal, c'est la plomberie générale de l'économie, son marché des capitaux, " ? N'est ce pas un tuyau qui remet à tout instant la même eau dans la tuyauterie en circuit quasi-fermé ? Sauf les émissions d'actions qui sont utiles aux entreprises et ne rentrent pas dans le circuit fermé, "l'eau " qu'elles apportent sert-elle réellement à faire tourner la roue du moulin ? Qu'apportent les bourses, si elles servent pour l'essentiel de leur activité à enregistrer les échanges journaliers de fortunes entre fortunés ? Ne sont elles passées, au fil du temps, de lieu de regroupement et de distribution de l'épargne pour l'investir au profit de la société, en des sortes de grands casinos ? »

La dégradation, la veille de la réunion de la BCE de la note attribuée à la dette publique de la Grèce, par Standard & Poor donne une bonne illustration de la manière dont le marché des capitaux est une institution qui n’est pas que self-serving. Comme lors d’une coupure d’électricité, vous vous rendez alors compte que du distributeur d’eau dans la porte du frigo à votre téléphone sans fil, au micro-ondes, à l’ordinateur, tout dans cette maison fonctionne à l’électricité. Si la Grèce veut lever des fonds pour financer sa relance, parce que ses dépenses vont excéder ses rentrées d’impôts, le coût de l’émission d’obligations est directement lié au risque perçu par les agents. « L’eau » ne tourne pas en circuit fermé. Elle est redirigée vers certains tuyaux et pas d’autres, en fonction de la prime de risque. Le débiteur remboursera-t-il en temps et en heure ? Remboursera-t-il ?

On pourrait discuter de l’indépendance et de la qualité du travail des agences de notation financières, comme j’avais commencé à le faire dans une chronique du mois d’octobre intitulée « Alan Greenspan bat sa coulpe un peu ». Quelle est l’alternative à un mécanisme de marché pour lever des fonds ? Un ministère par secteur d’activité comme sous l’Union Soviétique ? Un Diable qui compte les billets dans sa poche et les dispense depuis les portes du FMI ?
Que l’économie financière s’emballe de manière cyclique et endogène est une réalité. Que de longues périodes de prospérité soient suivies d’un brutal retournement de conjoncture où le prix des tulipes ne monte plus et soudain la montagne de bulbes roule et s’effondre porte un nom : un moment Minsky ; du nom de Hyman Minsky (1919-1996) un économiste américain qui se décrivait comme un keynésien radical et qui a étudié en détail le rôle de l’accumulation de la dette dans la genèse d’une crise.
Pour lui, le système financier contrairement au credo néo-classique ne tendrait pas vers l’équilibre stable. Il serait au contraire par nature instable. De même que John Maynard Keynes avait identifié les « animal spirits » (que l’on traduit en français par « esprit d’entreprise »), comme base de la décision d’investir, Minsky décortique le désir de spéculer et l’instabilité consubstantielle qu’il crée par l’accumulation d’un excès de dette.
Il identifie les différents comportements des emprunteurs qui tous poussent vers l’abîme. Voici sa typologie avec les noms qu’il leur avait donnés (malgré leur actualité, les œuvres de Minsky ne sont pas traduites en français):
- Les Hedge Borrowers : Les emprunteurs à la marge qui remboursent leurs dettes exigibles avec la trésorerie générée par les profits antérieurs.
- Les Speculative Borrowers : les spéculateurs qui achètent dans l’idée de revendre demain quand le prix aura augmenté mais quim si le prix demeurait constant n’auraient pas les moyens de s’acheter l’actif et de terminer de le payer.
- Les Ponzi Borrowers : les emprunteurs dans une chaine d’argent qui prennent le capital des uns pour payer les intérêts des autres ; du nom de Charles Ponzi, l’arnaqueur aux timbres postes.
A la lumière de Minsky, vous avez reconnus la casting complet du tsunami : les hedge-funds, les princes du casino, les spéculateurs de rien du tout, les Madoffs made in USA ou made in India ; comme le scandale Satyam Computer Services, du nom d’un géant de la sous-traitance (« allo, je voudrais réserver un billet »), dont le PDG voilà 10 jours a révélé qu’il avait fabulé 76% de ses recettes et 98% de ses profits de septembre 2008.
En fait, il manque quelqu’un qui brille dans le noir, mais continuez.
La réponse de Minsky à ce portrait de groupe ? Si on ne peut pas changer la nature humaine, on peut changer la règle du jeu. Régulation, pourquoi es-tu partie ? T’avais-je chassée ?
Mais revenons à ma laine de mouton irlandaise.
La situation en Irlande s’est considérablement assombrie : le chômage est galopant et avoisine déjà les 10%. Les entreprises internationales ferment et délocalisent vers des pays à main d’œuvre moins chère. La vulnérabilité du système financier irlandais est soudain révélée et on dit que le Diable s’essuye les pieds sur le paillasson.
L’expérience, si j’ose l’appeler ainsi, de l’Islande nous enseigne qu’aucun pays en difficulté ne quittera la zone euro. Au contraire. Une analyse au premier niveau tendrait à faire penser que la sortie est la solution puisqu’elle permettrait la dévaluation compétitive. Mais le prix à payer serait tellement fort pour les finances publiques et pour l’endettement privé qu’il équivaut à vendre son alliance pour aller acheter du pain. Il existe d’autres moyens même s’ils sont peu glorieux.
Mon analyse et elle sera peut-être contredite par les faits est qu’il existe une solidarité de fait entre les membres de l’Eurozone. Certes, il n’y a pas de gouvernement fédéral pour prendre des impôts allemands et insuffler de la relance en Grèce, en Irlande ou en Espagne (en France, aussi on en voudrait un peu). Certes, il n’existe pas de Trésor européen qui pourrait émettre des euro-obligations pour financer une relance au niveau supra-étatique, comme Tim Geithner, le futur ministre des Finances de Barack Obama s’apprête à la faire à hauteur de 850 milliards de $ et à en distribuer une partie aux Etats (en Californe, à la fin du mois, vous serez payé en reconnaissances de dettes, les fameux IOU)[ii]. Mais si un membre de la Monnaie Unique venait à ne plus pouvoir faire face à sa dette, la BCE et les banques centrales des autres Etats-membres pourraient parfaitement grâce aux opérations d’open market intervenir sur le marché monétaire et acheter de la dette espagnole, grecque ou française sur le marché secondaire. Une décision du Conseil des gouverneurs suffit. Probablement, les gouvernements pousseraient le pays fautif à boire une potion slimfast, mais le risque de contagion les ferait payer d’abord et discuter ensuite. Comme quoi l’eau de la claire fontaine fait vraiment tourner la roue du moulin.
A Gaza, les hostilités ont cessé comme par politique, 36 heures avant la cérémonie d’investiture de Barack Obama.

Gabrielle Durana
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[i] « Manias, Panics, and Crashes: A History of Financial Crises »1978
[ii] I owe you= je te dois. Prononcez aïlle-eau-you.

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