mercredi 29 juillet 2009

84ème chronique : La tectonique du théâtre

Le futur siège mondial de Goldman Sachs, toujours en construction, au 200 West Street à côté de Ground Zéro, malgré plusieurs accidents graves ou spectaculaires. Estimé à 2,4 milliards de dollars, dont 1 milliards de fonds patriotes (Liberty bonds), exonérés d’impôts, l’immeuble de 43 étages et d’architecture durable est signé Henry N. Cobb, 82 ans, qui a aussi bâti le Fonds Monétaire International (2005) à Washington.

Le courrier des lecteurs est à la fin.

Mercredi 29 juillet 2009

A l’ombre du Ferry Building, devant les étals de fruits, de légumes et de fleurs bios, des jeunes distribuent des tracts. Ils incitent le tout venant à signer la pétition pour obtenir un audit de la banque centrale. Les joggeurs passent. Les goûteurs détournent le regard et piochent dans les coupelles avec les pinces pour saisir des échantillons du bout des doigts. Les partisans de Ron Paul, le député libertarien du Texas sont moins assidus que les apôtres de la Scientologie devant Macy’s, mais ils sont plus nombreux[i]. Ils professent un antiétatisme que la jeunesse de leurs militants rendrait sympathique, si vous n’étiez pas à San Francisco, la ville du mariage gay, de la couverture médicale universelle municipale, du salaire minimum à 9,79$, de l’interdiction de l’eau en bouteille à la mairie, et des sacs en plastique au supermarché, du Paris plage -sans sable- sur Market Street, du métro, des écoles publiques de qualité mais pour gagner il faut jouer au loto, car ici pas de carte scolaire.

« Où est passé notre argent ? » accuse l’affiche scotchée. « Même la CIA se fait inspecter de temps à autre ».

La Fed est malaimée. Dans un vidéo-clip intitulé « Who is minding the store ?”[ii], visionné plus d’un million de fois sur YouTube, un député Démocrate de Floride, Alan Grayson[iii], sorte de croisé entre Batman et Ralph Nader interpelle l’Inspectrice Générale du Conseil des Gouverneurs de la Réserve Féderale sur les bénéficiaires de l’aide de la Fed depuis huit mois. Il veut des noms. La haute-fonctionnaire hésite. Tous les noms ? Les noms. Elle jette une mine interloquée et explique que son autorité ne recouvre pas le domaine de la question. L’élu au Capitol lui demande si elle a fait procéder à une estimation des pertes de la Fed. « C’est vous qui dites qu’il y a des pertes » dit la dame avec lenteur. Le membre du Congrès cite une dépêche Bloomberg qui parle d’un montant hors bilan (off-balance-sheet transactions) de 9,7 trillions[iv]. Elle balbutie qu’elle n’a pas eu l’article entre les mains.

Récemment, le même Alan Grayson demandait à Ben Bernanke, auditionné par le Congrès dans une retransmission en direct sur Wall Street TV et sur la chaîne d’information civique C-Span, ce qui était arrivé au demi-trillion de dollars qui figurait sur le bilan de la Fed au titre de prêts consentis à des banques centrales étrangères[v]. Comme le gouverneur commençait à expliquer ce qu’était un swap de devises, le député l’arrête. Sait-il à qui est allé l’argent ? Ben Bernanke répond que les banques centrales se prêtent entre elles et qu’ensuite chacune prête à ses banques nationales. L’élu de Floride cite un prêt-swap à la Nouvelle Zélande de 9 milliards de $. Pour une population de 4 millions d’habitants, cela fait 2550 $ par personne. N’aurait-il pas été préférable de prêter cet argent aux Américains qui voient leur autorisation de découvert annulée du jour au lendemain, pour cause de credit crunch ? La Fed prête aussi et principalement aux agents intérieurs, répond le banquier central. L’autre plisse les lèvres, lâche un rire qui se brise dans le silence de Bernanke, il se reprend. Le député demande si le pouvoir législatif n’aurait pas dû être consulté. Il cite la Constitution [vi]. En vertu de quelle autorité ces prêts à l’étranger ont-ils été consentis ? L’article 1 section 9 portant pouvoirs du Parlement dispose : «Aucune somme ne sera prélevée sur le Trésor, si ce n'est en vertu de crédits ouverts par la loi; et un état et un compte réguliers de toutes les recettes et dépenses de deniers publics seront publiés périodiquement. » Ben Bernanke lui dit sans lui dire qu’il confond le Trésor, personnification financière de l’Etat et la banque centrale, qui alimente en monnaie toute l’économie. Alan Grayson n’est pas venu pour prendre des cours d’économie. Toute la 8eme circonscription de Floride le regarde, ou devrait. La Fed tire son autorité d’une loi de 1913, rappelle Ben Bernanke. L’élu rétorque qu’à l’époque où les Chambres ont adopté la loi, le PIB des Etats-Unis était beaucoup plus petit ; les législateurs n’ont jamais eu l’intention de céder leur pouvoir sur des sommes aussi importantes à un comité de technocrates.

Les internautes regardent ces extraits sur YouTube et prennent les silences du banquier suprême pour des aveux. La blogosphère s’empare de la nouvelle. Personne ne sait qui a reçu les 2 trillions au bilan de la Fed, sans compter les transactions hors bilan, 9 trillions. D’ailleurs, où est passé l’argent ? Un bloggeur bilingue traduit et par le téléphone arabe, la nouvelle devient : « Qui est parti avec 9 trillions dans la caisse ? »[vii]. Avec une population de 60 millions d’habitants, cela fait 100.000 euros par Français.

N’aurait-il pas été préférable que le député Alan Grayson fasse des études d’économie, que le bloggeur bilingue et tous les autres théoriciens de la conspiration, du gouvernement de l’ombre - on ne dit pas juif- aillent jouer aux jeux vidéos ?

Non, car c’est du théâtre. Ionesco est mort, Yasmina Réza écrit pour Broadway, qui va remplir C-Span ?

Le 21 juillet 2009, Ben Bernanke, maintenant officiellement en campagne pour un nouveau mandat à la tête de la Fed en janvier 2010[viii] répondait aux questions de la Commission des Finances du Congrès[ix]. Le matin même, le Wall Street Journal publiait une tribune libre sous sa plume intitulée : « La stratégie de repli de la Fed »[x] ; écrire c’est une manière de ne pas être interrompu.

J’ai déjà expliqué comment la Fed compte contrôler le dégonflement des deux trillions à son bilan pour le ramener à un statu quo ante[xi]. L’histoire dira si Bernanke était un bon anesthésiste ou s’il a tué le patient en essayant de le réveiller. Mais le moment le plus intéressant de toute la matinée est venu quand il a demandé aux députés s’ils avaient une stratégie de repli pour dégonfler la dette publique (une fiscal exit strategy, par opposition à une monetary exit strategy). L’autre échange très intéressant a été quand Ron Paul a exigé un contrôle de l’action de la Fed par le Parlement. On était replongé en 1993[xii] lorsque la Banque de France luttait pour sa propre indépendance, avant que son âme migre sur les bords du Main. La Banque Centrale Européenne, elle, a été conçue d’emblée comme indépendante du pouvoir politique pour faire plaisir aux Allemands qui autodafaient leur Deutsch Mark sur l’autel de la Monnaie unique. Le grand débat manqué à l’époque fut non pas la question de l’indépendance, qui semble une cause entendue une fois qu’on a compris que la Banque Centrale n’est pas la personnification financière de l’Etat, sinon gare !, gare au pouvoir sans contrepouvoir de battre monnaie. Le débat perdu fut celui sur les objectifs de la banque centrale. La BCE ne reçut comme mission que la stabilité des prix ; la croissance viendrait par la transsubstantiation des profits en corps du Christ. La Fed, elle a pour mandat de concilier les deux.

Il y a des raisons de questionner ce que fait la Fed notamment avec la monétisation de la dette à moyen terme, mais ce n’est pas très sexy.

Alors, comme il faut bien vendre, Goldman Sachs fait la couverture du magazine Rolling Stones[xiii]. L’histoire pourrait se résumer ainsi : « l’Irlande a l’IRA, l’Espagne a l’ETA et les Etats-Unis ont Goldman Sachs ». Leurs amours incestueuses avec l’Etat n’ont d’autre objet que de perpétuer leur pouvoir. Certaines parties de l’article sont excellentes, d’autres assez faibles. Par exemple il est difficile de clouer au pilori Goldman pour l’invention et l’abus des CDS quand c’est JP Morgan Chase qui a laissé sortir le patient zéro[xiv]. Mais sur la bulle high tech à la fin de la décennie 90 et sur celle des matières premières, l’année dernière, l’accusation de spéculation est fondée.

Le 23 juin 2009, Goldman Sachs a rendu les 10 milliards que Hank Paulson l’avait forcé à accepter, au moment où il fallait garantir qu’aucune autre banque d’affaires ne ferait faillite. En remboursant le Trésor, Goldman voulait redevenir maître chez lui. Et se débarrasser de la tutelle sur les salaires. Petit problème, le gouvernement détenait des « warrants » - des bons de souscription d’actions qui lui permettaient de convertir les obligations en actions, si le cours remonte. Goldman voulait les racheter pour 600 millions. Le 22 juillet, il a dû verser 1,4 milliards ; soit un taux annualisé de 23% de retour sur investissement.

Et cette dépêche que vous n’aviez pas encore eue entre les mains : « Goldman Sachs est en pourparlers pour acquérir le Département du Trésor. Dans ce qui est d’ores et déjà considéré comme le coup du siècle, Goldman Sachs a confirmé aujourd’hui qu’il est en négociations pour acquérir le Département du Trésor américain. D’après le porte parole de Goldman, M. Hestsron, la fusion « est un beau mariage » car les deux institutions vouent leur existence à la même chose, fabriquer de l’argent. De nombreuses synergies et des économies d’échelle pourraient être obtenues : « Nous avons déjà tellement de postes de travail et tant d’argent circule dans les deux sens, que cela permettrait de rationaliser le processus ». Mr Hestsron déclare que la seule difficulté dans la fusion est de trouver les parties du Trésor qui ne sont pas déjà la propriété de Goldman. » Goldman Sachs a récemment fêté des profits records en rôtissant un cochon au lait au dessus d’un bûcher allumé avec des billets de 100$. La rumeur dit que Goldman est sur le point de réclamer au Trésor qu’il rembourse l’argent du TARP[xv].

Gabrielle Durana
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[i] Voir http://tsunamifinancier.blogspot.com/2009/07/chronique-82-eyes-wide-shut.html
[ii] Traduction: “Y a-t-il quelqu’un pour surveiller le magasin?”
http://www.youtube.com/watch?v=cJqM2tFOxLQ&feature=channel
[iii] Allez voir ses publicités électorales, sur son site: http://www.graysonforcongress.com/
[iv] http://www.bloomberg.com/apps/news?pid=washingtonstory&sid=aGq2B3XeGKok
[v] http://www.youtube.com/watch?v=00ECLxK2YTs
[vi] L’article 1, section 9 dispose: “No Money shall be drawn from the Treasury, but in Consequence of Appropriations made by Law; and a regular Statement and Account of the Receipts and Expenditures of all public Money shall be published from time to time.” Traduction: “Aucune somme ne sera prélevée sur le Trésor, si ce n'est en vertu de crédits ouverts par la loi; et un état et un compte réguliers de toutes les recettes et dépenses de deniers publics seront publiés périodiquement. »
[vii] http://www.lepost.fr/article/2009/05/27/1552985_9-000-milliards-de-dollars-a-la-fed-disparu-et-le-silence-des-medias.html
[viii] Le President nomme le gouverneur de la Fed, mais il doit ensuite être confirmé par un vote du Sénat.
[ix] House Financial Services Committee
[x] « Fed’s Exit Strategy », Wall Street Journal, 21 juillet 2009,
[xi] http://tsunamifinancier.blogspot.com/2009/03/74eme-chronique-le-petit-sachet-dargent.html vers la fin.
[xii] http://www.banque-france.fr/fr/instit/histoire/5.htm Loi du 4 août 1993.
[xiii] Numéro du 9 au 23 juillet. Pour l’article :
http://www.rollingstone.com/politics/story/28816321/the_great_american_bubble_machine
[xiv] http://tsunamifinancier.blogspot.com/2008/10/chronique-n28-les-prions-de-la-finance.html et les épisodes suivants.
[xv] Le Troubled Assets Relief Program, ou TARP est le programme mis en place grâce aux 700 milliards demandés par Hank Paulson et votés par le Parlement en octobre pour nettoyer les bilans des banques des actifs toxiques et qui furent ensuite utilisés pour recapitaliser les banques, y compris Goldman Sachs, à hauteur de 10 milliards.


Ben Bernanke, gouverneur de la Fed devant le Sénat le 22 juillet 2009

Courrier des lecteurs:

Depuis Rio de Janeiro :

« Bravo : plein d'humour toujours aussi drôle et passionnant ! Réserve : j'y trouve, pour l'avenir proche, plus d'interrogations et de soucis que de palpables sorties de crise ! Va t'on tranquillement vers un simpleretour aux erreurs et horreurs du passe recent ? La Bourse redeviendra-t-elle bientôt un lieu d'agrégation de l'épargne destiné à inciter aux vrais investissements... ou continuera-t-elle son évolution en casino ? Les paradis fiscaux seront ils remis au pas ??? A quand le futur Bretton Woods et la création d'une monnaie basée sur des références internationales, capable d'assurer une meilleure stabilité du commerce ?? A quand la mise en route de conditionnement de la liberté du commerce, du libre-échange ... à la concurrence loyale ... sans prédominance des multinationales et avec un minimum d'égalisation des conditions de travail et de législations sociales ... […] Car , vu le sens où la société se dirige, on peut se demander si, comme dans une tragédie grecque le dernier couple survivra pour occuper la dernière fusée pour Mars ... »

Depuis New York :

« Merci pour ta chronique. Je rajoute le témoignage pratique de l'évènement. Il y a deux ou trois semaines, la CIT a effectivement fermé le robinet en [supprimant] à beaucoup de gens leur ligne de crédit. Cette fois ci, les compagnies qui vont sentir l'effet seront tout ce que l'on peut acheter avec "Configona", c'est a dire l'électroménager, l’électronique, etc.

La spirale continue.

Depuis la crise, j'ai perdu plus de $20'000 de pouvoir d'achat (et je suis un très mauvais payeur puisque je paye mes factures à temps.) Je dois dire que je sens la pression de la crise car j'ai perdu presque la totalité de mon pouvoir d'achat à crédit.

C'est à dire que cet année je consommerai 10.000$ de moins en services ... Et on multiplie cela par les quelques millions qui sont comme moi, et cela fait quelques milliards de dollars.

Mais je terminerai avec une des phrases qui apparait sur les affiches d'autoroutes :

Stop obsessing about the economy, you’re scaring the children.
Interesting fact about recessions … they end.
Self worth is greater than net worth.
This will end long before those who caused it are paroled.

Arrêtez d'obséder sur l'économie, vous effrayez les enfants.
Fait intéressant sur les récessions ... elles s'achèvent.
Votre bien être vaut plus que votre passif.
Tout ceci sera terminé bien avant que ceux qui l'on causé retrouvent leur [semi-]liberté. »

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