vendredi 5 décembre 2008

Chronique # 45 : deux cœurs, deux mesures








Vendredi 5 décembre 2008

Au pied du building de Bank of America, il y a une sculpture cubiste que les San Franciscains appellent « le cœur du banquier » (banker’s heart). Ce n’est pas un cœur tout sourire et un peu kitsch comme ceux qui parsèment le reste de la ville, il est noir et il brille. Pas de trace de doigts. Moi qui connais des banquiers au grand cœur, j’ai toujours pensé que le sobriquet était drôle mais caricatural. Cependant, quand je vois ce qui est en train de se passer avec les constructeurs automobiles américains venus quémander un prêt-relais devant le Congrès, je me dis que finalement le cœur des banquiers est rarement rose.


Comprenez-moi, je n’éprouve pas de compassion particulière pour les pauvres PDG de Chrysler, Ford et General Motors qui ont fait du stop pour arriver à leur rendez-vous sur Capitol Hill. En France ou en Amérique, le patriotisme automobile est au patriotisme ce que la musique militaire est à la musique. Quant à l’internationalisme automobile, il s’appelle je roule dans ce qui me plaît. Inversement, un reportage de KTVU harcelant le maire de San Francisco parce que sa voiture hybride n’avait pas été achetée chez le concessionnaire intra muros, mais à Colma, le patelin d’à côté, me semble aussi grotesque.


En revanche, j’avoue, sans plaider coupable une présomption de solidarité morale avec les salariés de ces entreprises. Ron Gettelfinger, le secrétaire général de la United Auto Workers déclare : « I believe we can lose General Motors by the end of the month » (=Je crois que General Motors peut faire faillite d’ ici à la fin du mois), et d’ajouter « We are prepared to do our part » (=nous sommes prêts à faire des concessions) et je ne peux m’empêcher de revoir dans la bibliothèque de mon enfance cet ouvrage à couverture violette, une histoire du mouvement ouvrier américain, publiée chez François Maspéro. Etre syndicaliste aux Etats-Unis, ça devait être comme prêtre dans un pays communiste.


Oui, je tousse, j’expectore devant le double-standard. Citigroup, d’ une part, qui reçoit ses 20 millions de cash et ses 306 milliards de garanties pour pertes potentielles en un long dimanche après-midi, comme cela Paulson et Wall Street peuvent aller réveillonner tranquilles, et de l’autre, l’humiliation à laquelle en sont rendus les trois PDG, le chef de la centrale syndicale et les représentants des équipementiers pour obtenir 25 milliards de prêt-relais. L’Etat-c’ est-Paulson assène que l’argent du TARP est destiné à refaire la plomberie –entendez le système financier- et pas pour l’électricité –lisez subventionner des usines obsolètes.



Et comme on cherche toujours des bouc-émissaires, le top du top est atteint quand on reproche aux salariés des Big three (Chrysler, Ford et General Motors) d’avoir obtenu via les syndicats de tels-avantages-en-termes-de-couverture-santé,-en-particulier-pour-les-retraités, que leur compétitivité s’en trouve obérée ; alors même que le pays vient d’élire un Président sur la promesse d’une couverture santé universelle.

En quelque sorte, si les voitures de ces marques ne se vendent pas, c’est la faute au pouvoir d’extorsion de la branche Al Capone de Détroit.

Certes, les constructeurs automobiles qui n’ont pas de syndicats dans leurs usines ont des coûts inférieurs. Une heure de travail à Détroit coûte environ 29 dollars de plus que dans les transplants japonais, Honda, Toyota, Nissan installés au Texas ou en Alabama. En fait, nous assistons déjà à des délocalisations vers les Etats qui pratiquent le « Right to work », littéralement, le droit au travail ; les entreprises ferment leurs portes dans le Midwest et déménagent vers des Etats « business friendly » (=favorables aux entreprises). Le « droit au travail » veut dire que les salariés n’ont pas à être membres du syndicat s’ils veulent être embauchés. Le contraire est le « closed shop », une mesure violemment combattue par Margaret Thatcher au début des années 80.


Un autre argument qu’on nous sert pour laisser tomber les trois grosses (the Big Three) est que le goût des consommateurs a changé. Leurs produits sont nuls, maintenant, les gens veulent des petites voitures, genre la Smart, la Cinquecento ou la Twingo.

Vivant dans la ville la plus écologique des Etats-Unis, où certes les lessives ne lavent pas gris comme en Allemagne, mais où les propriétaires de toutous doivent ramasser, depuis 1978, -merci Harvey Milk-, où les sacs en plastiques sont interdits et où si vous ne conduisez pas une voiture hybride, vous êtes un mauvais citoyen, je peux témoigner que le reste des Etats-Unis aime toujours les grosses voitures. Promenez-vous dans un parking de Whole Foods, le supermarché bio, repère à consommateurs bien pensants, du côté de Colma, et venez me reparler du goût américain pour la modération dans la taille des voitures ou des portions.

Autre version du même argument. Ce pays fondé sur l’automobile, où la vie idéale consiste dans un va et vient entre un pavillon de banlieue, sans trottoirs et le centre commercial (the mall), avec variété de restaurants rapides, ce pays donc aurait soudain pris conscience qu’il lui faut acheter des voitures plus économiques pour le bien de l’environnement. Or les trois grosses ne font que des tacots qui polluent. On peut finir la phrase avec une variante. « Les Américains savent qu’ils doivent acheter des voitures plus économiques pour se sevrer d’une relation malsaine avec l’Arabie Saoudite » ; puis version de gauche « développons les énergies renouvelables », version de droite « drill, baby, drill » (=perçons, ma jolie, perçons), nous avons du pétrole sous les pieds ou sur nos côtes. Et là encore, les trois grosses nous fabriquent des voitures gloutonnes qui se gorgent d’alcool noir.


Cet été, avec le triplement du prix du baril, nous étions presque sauvés. Le consommateur rationnel sentait sa douleur et suppliait qu’on le débarrasse de son SUV (littéralement Sports Utility Vehicle, une sorte de 4X4).

Hélas, le brut est retombé à 45$.


D’ où l’importance d’une politique énergétique. Comme disait le ministre du pétrole saoudien en 1973, « l’âge de pierre ne n’est pas terminé faute de pierres ». Mais l’argument se poursuit, il ne s’agirait pas de remplir le verre de constructeurs alcooliques. Laissons-les mourir de leur belle cirrhose et concentrons-nous sur les constructeurs qui carburent avec modération.



Il y a quelques années, l’Eurostar avait défrayé la chronique en diffusant une publicité qui montrait des dizaines de maisons enchâssées entre un ciel gris et des plaines mornes. Le slogan « autrement à deux heures de Paris, il y a Londres » avait fait hurler l’office du tourisme du Nord Pas de Calais. Je ne sais pas à quoi ressemble Détroit. C’est probablement gris et pollué mais au moins 3 millions de personnes y vivent de leur travail. Faut-il se reprojeter « Ça commence aujourd’hui » ou « Rosetta » pour se convaincre qu’une région peut mourir et rester morte pendant très longtemps ?



Il y a tout de même une différence entre les deux situations. Il est encore économiquement viable de fabriquer des voitures aux Etats-Unis (et d’ailleurs en France aussi), alors qu’on pouvait difficilement concurrencer les coûts de Mittal (l’entreprise indienne qui a racheté Arcelor). Aussi douloureux que cela soit, certaines industries deviennent effectivement obsolètes. Mais est-ce le cas de l’industrie automobile aujourd’hui ? Après tout, Simca et Talbot ont bien disparu.



En janvier 2008, le PDG de Tata Motors, le géant de l’automobile indien a présenté la Tata Nano, destinée à son marché intérieur et qui serait vendue 2500$. Est-ce une menace pour la production de voitures dans les pays développés ? Non, car tout le monde ne veut pas rouler en Skoda. Il y a des gens qui aiment les Jaguars. Pour votre information, ironie postcoloniale, Jaguar appartient à Tata Motors.



Certes, le fordisme a déjà failli mourir une fois. Et c’est une solution observée dans un supermarché américain dans les années 60 et appliquée au Japon à la fabrication de voitures, par un ingénieur de chez Toyota, qui lui a sauvé la vie, en le faisant muter. Le toyotisme proposait une révolution dans le process, que Benjamin Coriat raconte de manière passionnante dans un livre très accessible, « Penser à l’envers ».



Aujourd’hui, la flexibilité du travail mise au point par Taiichi Ohno s’est généralisée. L’avantage des constructeurs étrangers est liée à un moins disant social –pas de retraite et peu de couverture santé- et non à une chaine de production plus efficace.

Ce que les partisans de la mise à mort ne disent pas c’est que si les trois grosses souffrent bruitamment, les étrangères serrent les dents, car, elles, ne peuvent pas arriver en prototype électrique à Capitol Hill et demander qu’on les soulage en attendant que l’avenir soit au point.


Après une baisse de 12% des commandes en octobre, Toyota a annoncé deux jours de chômage technique (furlough) en décembre sur tout le territoire américain et de la flexibilité externe, entendez on ne reprend pas les intérimaires ni les travailleurs à temps partiel, dans les usines de Californie, de l’Indiana et du Kentucky. L’usine de Blue Springs dans le Mississipi qui devait fabriquer des SUV modèle Highlander à partir de 2010 va être reformatée pour sortir des Prius, les fameuses voitures hybrides qui pullulent à San Francisco.



Les syndicats des trois grosses ont déjà fait d’énormes concessions pour augmenter la productivité. En 2010, leurs coûts devraient être comparables à ceux des étrangères, tout en offrant une meilleure protection sociale à leurs salariés. D’ après le Harbour Report, une publication de référence dans le secteur automobile, en 2007, la différence entre le coût de production chez l’une des 3 grosses et Toyota s’élevait à 260 dollars par voiture. (Et oui, dans le prix de revient d’une voiture, il n’y a pas que le coût de la main d’œuvre). Alors d’ où vient la différence ? D’ abord de la distribution qui est complètement sclérosée chez GM-Ford-Chrysler.


L’économiste de Moody’s convoqué ce matin devant les parlementaires estimait que le plan proposé par les 3 constructeurs était viable mais que les 34 milliards de dollars réclamés pour passer l’orage ne seraient pas assez et qu’il faudrait remettre la main à la poche d’ici à moins de deux ans ; avec un gros chèque de 75 à 125 milliards de dollars. Gloups !


Et pourquoi ces chiffres ? Dans une usine, les coûts fixes l’emportent sur les coûts variables. De 1999 à 2006, les Etats-Unis vendaient 17 millions de voitures par an. Avec les chiffres du chômage se détériorant à un rythme jamais du depuis trente ans, les projections de ventes automobiles sont revues à la baisse : 11 millions en 2009, 13,5 millions en 2010. 1,2 millions d’emplois ont été détruits en 2008 et le chômage atteint 6,5% de la population active. Autrement dit, la consommation d’objets durables est en berne.


Ce qui nous ramène à mon ami, le tsunami.


Au-delà de la longueur du processus devant les représentants de la nation, de son caractère théâtral, il y a la réalité du crédit crunch ; sinon, les trois de Détroit seraient en train de parler avec leurs banquiers, au club, au lieu de laisser le jet à l’aérodrome et d’arriver à Washington en promettant de toucher un salaire de un dollar symbolique.


J’en reparlerai demain, mais le marché des capitaux à court terme ne fonctionne toujours pas normalement. Dans un livre, «Les possédés de Wall Street », qui se lit comme un roman d’aventures, Dominique Nora avait raconté l’invention par Mike Milken du marché des junk bonds (obligations pourries), dans les années 80. Son idée, géniale, était de faire confiance à ceux à qui personne n’aurait donné un sou vaillant et de leur facturer un taux plus élevé. Il devint milliardaire, puis de fit arrêter, se retrouva en prison, fut interdit de trading à vie. Aujourd’hui, il s’occupe d’œuvres de charité avec Mohammed Yunus, le prix Nobel banquier des pauvres. Histoire d’une rédemption.


Les obligations sont considérées comme pourries à partir du moment où le créancier exige un taux d’intérêt réel supérieur à 7%. En ce moment, 50% des entreprises américaines ont une note qui ne leur permet pas de lever des capitaux à court terme dans le marché primaire. C’est soit on se serre la ceinture, soit on va voir les usuriers. Et bien le mois dernier, une seule entreprise a trouvé à se financer sur le marché des junk bonds, la MGM Mirage, à hauteur de 700 millions de $. Pour le reste des entreprises, un taux d’intérêt de 20% est rédhibitoire. Hier, Avis, l’entreprise de location de voitures est allée frappée à la porte du Fed pour emprunter à trois mois. Avec les 3 grosses, le Fed n’est pas prêteur.


Un dernier mot sur les constructeurs automobiles et leurs misérables secrets, révélés par la montée des eaux. D’ abord, ce matin, Barney Frank, le représentant du Massachussetts remettait l’un des PDG à sa place en doutant de la sincérité de son vert propos vus tous les procès intentés par son entreprise contre les Etats qui ont imposé des restrictions sur les émissions de gaz à effet de serre. Ensuite, s’il s’agit de se sevrer de la relation malsaine avec l’Arabie Saoudite pour établir une franche amitié avec le Brésil qui nous fournirait de l’éthanol, le fantôme de Simca ira rire sur nos tombes quand nous serons tous morts de la déforestation de l’Amazonie.

Gabrielle Durana
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