dimanche 14 décembre 2008

chronique # 48: la gueule de bois des buveurs de matcha

La grande vague à Kanagawa (série de 36 vues depuis le Mont Fuji) c.1830-1831- Katsushika Hokusai (1760-1849)-Metropolitan Museum




14 décembre 2008


Dans « Paprika » (2006), l’un des dix meilleurs films d’animation que j’ai jamais vus, (je n’en ai pas vu plus de dix mais ils m’avaient tous été recommandés par au moins dix personnes,-pour une liste complète envoyez-moi un courriel, je sers aussi de critique de film de seconde main), Satochi Kon imagine que grâce à une machine appelée le DC mini, les psychiatres peuvent entrer dans les rêves de leurs patients et visiter dans un but thérapeutique leurs angoisses.

Dans ma version de Paprika, M. Shirakawa, le gouverneur de la banque centrale est allongé à côté de M. Nikai, le super ministre de l’économie, du commerce extérieur et de l’industrie (le METI, Ministry of the Economy, Trade and Industry) et nous introduisons un de ces gadgets dans chacun de leurs cerveaux. Leur pire cauchemar s’est réalisé : pour la première fois depuis 2001, le pays est officiellement en récession. La croissance n’est pas encore négative mais elle continue de tomber à un rythme cinq fois plus rapide qu’au trimestre précédent. Elle danse la chaloupe à 1,8%.

Ainsi que me l’a appris une inconnue lors d’une soirée à Menlo Park, dans la Silicon Valley, où les gens désignent les lieux par le nom de la grande entreprise du coin –cela donne « I live where Google » (=j’habite où Google est installé) au lieu de « J’habite à Mountain View », le mot « Japon » est un exonyme, c’est à dire un nom donné de l’extérieur. Les Japonais, eux, appellent leur pays Nippon, le pays de « l’origine du soleil ».

Ces précautions oratoires ayant été prises, revenons à mon mini DC.

En essayant de chasser la crise, M. Shirakawa a abaissé le 21 novembre le taux de base directeur à 0,3%. Sa grande angoisse est de voir débarquer les petits bons hommes de la planète ZIRP, la Zero Interest Rate Policy. La politique des taux d’intérêt nuls n’est pas une psychose d’écrivain de science-fiction mais la version keynésienne des sables-mouvants : l’argent est gratuit mais l’économie stagne. Vous essayez de remonter, vous ne pouvez pas.
C’est déjà arrivé une fois, en 1990. A la suite d’une crise dans l’immobilier, le gouvernement n’a d’abord rien fait pour ne pas braquer le contribuable. Puis il a recaptalisé les banques au compte-milliards ; sans toutefois les délester de leurs actifs pourris, car on ne saurait donner une prime à l’incurie. L’économie japonaise allait repartir.

Sept ans plus tard, son épave dérivait encore entre les débris d’investissement et les récifs des banques zombies. Après une série de faillites bancaires, fin 1996, deux astéroïdes tombèrent sur l’économie : la Hokkaido Takushoku Bank et la prestigieuse Yamaichi Securities Company, une maison de courtage firent faillite. Le marché oursier (sic) devint dévastateur ; les cours de la Bourse s’effondrèrent de 90%. Finalement, le gouvernement intervint mais trop tard. Les années 90 au Japon sont appelées « la décennie perdue » (ushinawareta jūnen (?).
Après le revirement du gouvernement en 1997, le cauchemar nippon changea seulement de couleur. On ne s’en réveillait pas. La demande intérieure resta anémique. De 1999 à 2005, le pays connut une baisse des prix consécutive à une destruction de richesses, ce que les économistes appellent une déflation.
Depuis début 2008, l’indice Nikkei a perdu 46,92% de sa valeur. La contraction de la demande mondiale provoque une baisse des exportations et ramène les mauvaises nouvelles à la maison. Les économistes de l’université de Konan (près de Kobe) estiment que l’excédent vis-à-vis du reste du monde a contribué à 42% de l’accroissement du PIB du Japon de 2002 à 2007 ; or depuis un an, les exportations sont en baisse de 7,7% en valeur et de 6,1% en volume. Ces chiffres, les plus mauvais en sept ans ont continué de se détériorer après octobre 2008.
Facteur aggravant, la fuite vers la qualité a provoqué une appréciation de la devise japonaise. Elle atteint son plus haut niveau en 13 ans, en hausse depuis le début de l’année de 20% par rapport au dollar et de 35% face à l’euro.
Ce serait une bonne nouvelle si vous êtes les Etats-Unis et que vous traînez des déficits jumeaux : tout à coup votre dette détenue par les étrangers est moins chère à rembourser, ainsi que votre facture pétrolière et tout le reste que vous importez parce que vous ne produisez plus grand-chose, mais que vous vivez comme à Byzance. En revanche, quand vous êtes comme l’Allemagne ou le Japon, un pays exportateur, une réévaluation de votre devise signifie que vos bénéfices made in étranger s’érodent en franchissant la douane.
Vous me direz qu’une grande partie de l’output (mot horrible qui veut dire production) nippon est généré directement sur le territoire des pays où les produits seront ensuite vendus, comme quand les usines Toyota sortent des voitures en Alabama. On appelle cela la production off shore. L’avantage, ici c’est que si votre monnaie varie, vos coûts restent stables par rapport au marché auquel ils sont destinés. Mais quand les bénéfices sur les voitures que vous avez vendues sous le nez des concessionnaires Chrysler dépités sont rapatriés et convertis en yens, vous avez quand même perdu 20% pour vos ventes libellées en dollar et 35% pour celles en euros.
Pour reprendre le titre d’un film de la fille de Coppola, le profit est « lost in translation » (=perdu dans la traduction).
Pendant ce temps, le won, la devise de ces chanceux de Daewoo et de Samsung a perdu depuis le début de l’année 31% contre le dollar et 43% contre le yen. Pas étonnant dans ce contexte de dévaluation compétitive de facto que la Corée du Sud s’en sorte moins mal que le Japon. L’action Samsung, par exemple a perdu 13% depuis janvier 2008 alors que Toshiba s’effondre à -61%.
Comme en Europe, les grands pays asiatiques essayent de coordonner leur réponse face à la crise. Mrs. Taro Aso et Wen Jiabao, les Premiers Ministres japonais et chinois ainsi que le Président sud-coréen, M. Lee Myung-Bak se sont rencontrés hier, lors d’un sommet à Fukuoka, sur l’île de Kyushu en face du détroit de Corée. Avant-hier, aussi, la Chine et le Japon, dont les réserves en devises étrangères semblent inextinguibles ont signé des accords swaps avec leur collègue et rival sud-coréen. Je te prête des dollars, je prends tes wons en échange, on fera les comptes quand on sera sorti de l’auberge. Le but est d’éviter que le won ne continue à se dévaluer ; ce qui pénalise les deux voisins exportateurs. De leur côté les Sud-Coréens reçoivent ainsi de l’aide pour leurs problèmes de balance des paiements, sans avoir à manger avec le Diable.
A la différence de l’Allemagne qui maintient une position idéologique contre toute relance, le Japon, lui, affiche une volonté d’intervenir sur l’économie pour éviter une autre « décennie perdue ».
Le premier ministre japonais, M. Taro Aso déclarait vendredi lors d’une conférence de presse : “L’économie a empiré bien au-delà de nos anticipations. […] Nous vivons une crise comme il s’en produit une par siècle. Le Japon n’échappera pas à ce tsunami, mais nous pouvons répondre de manière à en minimiser les dégâts ».
Le gouvernement japonais vient donc d’annoncer la mise en place d’un plan de relance à hauteur de 131 milliards de $ (12 trillions de yens). Ayant retenu au moins partiellement les leçons du marasme interminable des années 90, le gouvernement s’apprête à recapitaliser les banques et à mettre en place une structure de délestage ; comme lors de la quasi-faillite du Crédit Lyonnais avec le Consortium de Réalisation. Les banques vont vendre à cette Mauvaise Banque (la bad bank) leurs actifs pourris et nettoyer ainsi leur bilan d’une bonne fois pour toutes. La bad bank gardera en quarantaine ou liquidera les actifs du mieux qu’elle pourra ; le contribuable effacera l’ardoise.
Dans un effort de traiter tous les aspects de la crise en même temps, le gouvernement va aussi allouer trois trillions de yens (40 milliards de dollars) à la lutte contre le credit crunch et aider les entreprises japonaises à couvrir leurs besoins de trésorerie. Ensuite, le plan comprend des aides aux individus licenciés (13 milliards de $), aux propriétaires pour les aider à payer leur logement (13 milliards de$) et une aide ponctuelle aux collectivités locales (13 milliards). Au total, tout n’est pas vraiment de l’argent nouveau. Avec une dette publique avoisinant les 180% du PIB, l’état des finances publiques japonaises le rapprochent davantage de la Grèce (112% du PIB) que de l’Allemagne (64,8%).
Le mot tsunami est d’origine japonaise. Il est composé des racines « tsu » qui veut dire « port » et « nami » vagues. Dans le célèbre tableau de Hokusai (1760-1849) que j’ai placé en tête de cette chronique et qui est connu sous le titre « La grande vague à Kanagawa » (série de 36 vues depuis le Mont Fuji), l’ artiste au lieu de camper des nobles et des shoguns, ces guerriers de haut rang a choisi de représenter des pêcheurs. Enveloppés par une énorme vague, ils essayent de gagner leur vie sans la perdre. La violence de la nature est contreblancée par le yang de la confiance de ces travailleurs expérimentés. Le soleil brille. Au loin, immobile, surnage le Mont Fuji.
Ce tableau souvent considéré par les Occidentaux comme la quintessence de l’art japonais est en fait assez peu japonais dans l’esprit. En rupture avec la peinture pour et sur les aristocrates, Hokusai a absorbé la tradition pastorale des peintres hollandais du XVIIème siècle et a peint des prolétaires. Imaginez que Bruegel ait vécu au XIXème et à Kyoto. Cette image de petits pêcheurs essayant de survivre à la Grande Vague me semble particulièrement bienvenue pour parler des conséquences sociales du tsunami financier sur la population japonaise.
Au pays de l’emploi à vie, un tiers de la population active ne participe pas au banquet. La décennie perdue a justifié une dérégulation du marché du travail sans précédent.

En France, le Contrat à Durée Indéterminée est la règle ; les Contrat à Durée Déterminée et de Travail Temporaire une exception qui n’a plus rien d’exceptionnelle. Toutefois, les salariés des deux catégories bénéficient grosso modo des mêmes droits, en particulier en termes de rémunération. De plus, un CDD renouvelé un certain nombre de fois est automatiquement requalifié en CDI.
Comme me l’expliquait un ami traducteur installé au Japon, les salariés non-permanents nippons sont payés deux tiers du salaire des travailleurs à temps plein. Leurs contrats durent en général moins d’un an. Ils peuvent être renvoyés avec un préavis de quelques jours et sans la moindre indemnité. Ils ne bénéficient pas de cotisations de retraite, ni des mutations internes, ni surtout de l’affiliation au syndicat. Les travailleurs précaires représentaient 18% de la population active en 1988, 24% en 1998 et 35% en 2008.
Ces salariés non-permanents sont le premier volant d’ajustement en cas de retournement de conjoncture. En perdant leur travail, ils perdent la plupart du temps leur logement aussi, car ils sont logés en dortoir d’entreprise.

La réponse des défenseurs de la flexibilité du marché du travail consiste à souligner que ces salariés, souvent jeunes, peuvent retourner chez leurs parents. Mais la version japonaise de « Tanguy » (on les appelle les « freeter » ou les « neet », de l’anglais « free », gratuit et « arbeiter », le mot allemand pour travailleur) est-elle une réponse socialement acceptable ou même gérable ? Les émeutes des jeunes Grecs qui gagnent leur pauvreté de 600 euros par mois nous posent la même question ; moins l’exotisme.
Les économistes décrivent la réalité française et japonaise avec le concept de segmentation du marché du travail ; soit l’existence de marchés du travail hermétiques, avec d’ une part un marché de contrats très protecteurs et un autre de main d’œuvre flexible et corvéable à merci. Les économistes libéraux expliquent cet « apartheid du salariat » par les rigidités créées par les « insiders » (ceux qui bénéficient des bons contrats et s’accrochent à leurs droits acquis et à leur statut protecteur) et dont les outsiders (le volant des précaires) deviennent les victimes par ricochet.
Les économistes keynésiens réfutent l’existence d’un marché du travail qui fonctionnerait comme celui des capitaux ou celui des biens et services. Ils se basent sur l’idée que le salaire n’est pas un prix d’équilibre. Il se forme par la rencontre entre l’offre de travail des salariés et une demande anticipée par les entreprises, donc une demande virtuelle.

En un mois, 30.000 salariés temporaires ont été licenciés. Certes le taux de chômage japonais demeure incroyablement bas (3,7%), par comparaison avec les données françaises (8,5%) ou américaines (6,7%). Mais l’existence de ce prolétariat de jeunes japonais, qui vivotent sans pouvoir s’insérer, ailleurs que dans une réalité parallèle pose un problème que ne reflètent pas les constructions statistiques. Surtout dans une société où la population vieillit et le nombre de jeunes s’étiole.
La société japonaise apparait souvent comme incompréhensible à l’étranger qui essaye de la nommer. Des PDG qui s’excusent pour les mauvais résultats de leur entreprise puis se suicident, ce n’est pas aux Etats-Unis que cela arriverait. Ici, quand les choses tournent mal, les CEO (Chief Executive Directors) sautent dans leur parachute doré et atterrissent sur une ile privée à Dubaï. Des jeunes qui vivent reclus chez eux et refusent d’aller à l’école ? « Bowling for Columbine » est la version outre-Pacifique du monstrueux et du bizarre.

Dans les tableaux de Murakami (1949-), l’artiste de pop art, les images sont gaies (http://www.collectorsquest.com/blog/wp-content/uploads/murakami_print.jpg ) jusqu’ à ce que vous vous aperceviez que des fleurs coulent des larmes. Le personnage ouvre sa bouche de quatre mètres de long http://www.tokyoartgallery.com/727.jpg et dévore les petits matelots. Au loin, immobiles, surnagent les sacs Louis Vuitton.
Gabrielle Durana

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3 commentaires:

Eric a dit…

If CEO suicides are rare in the US, though not unheard of (e.g. Clifford Baxter of Enron), it may say more about the cultural significance of suicide in Japan vs. the US, as opposed to the CEO's sense of responsibility with respect to his company's failures.

The example of Michael Milken, who you mention in a previous posting is interesting. After being (unfairly imho) disgraced, went on to achieve prominence in another pursuit. It's a more optimistic continuation than the one you present of parachuting away. Perhaps more typical for disgraced American CEOs?

On another note, you quote unemployment statistics in different economies. Have you studied how these stats are arrived at in different countries? As you know, how unemployment numbers are computed in the US can be a contentious subject! Can these statistics even provide any meaningful information of the comparative realities of the employment picture in different economies?

Gabrielle Durana a dit…

Bonjour Eric,

Merci Eric pour tes commentaires. Je crois avoir rendu justice a Michael Milken dans la chronique intitulee "Un autre asteroide" en disant que c' etait "histoire d' une redemption".

A propos des statisitiques du chomage, je connais bien sur les differentes manieres de computer les statistiques. Par exemple, aux Etats-Unis, si on reintroduisait les personnes decouragees qui ont cesse de chercher du travail, nous obtiendrions probablement 11 ou 12% de chomeurs.

Amicalement,

Gabrielle

Unknown a dit…

Bjr Gabrielle,


Cela n'est pas le sujet de votre chronique, mais j'aimerais quand même demander si on peut avoir de la « sympathie » pour les difficultés économiques actuelles de l'archipel (ce qui ne veut pas du tout dire que je m’en rejouis).

En effet, quelles qu’en soient ses origine et justification, le modèle de dévelopement japonais a toujours reposé sur l'enrichissement par les surplus commerciaux et financiers.

Pour ne considérer que les années récentes (l’après 2001) :

Dans ces (bonnes) années, tout a été fait pour appuyer une stratégie très agressive de conquête des marchés extérieurs et de protection du marché intérieur. L’Union Européenne a exprimé sa « frustration » devant les obstacles rencontrés par les entreprises de l’Union qui voulaient s’établir dans l’archipel.

Les taux d'intérêt ont été maintenus à quasiment zéro au nom de la "déflation".

Jusqu’en 2007 la monnaie a été guidée vers le bas (aidée par les politique d'intervention, incitations verbales du MOF à la vente et taux d'intérêt).

Or, à partir de 2006 la déflation japonaise n'était-elle pas une fable (bien utile dans les réunion du G7) , après que les prix de l'énergie et des mat. premières calculés en yen eurent explosé? Alors que dès 2005 d'autres pays asiatiques en furent sortis ?

Avec ses taux à quasiment zéro pour cent, le Japon ne partage-t-il pas d'ailleurs aussi une très grosse responsabilité dans l'explosion mondiale du leveraging ?

Quant au yen, peut-être les autorités japonaises y auraient-elles gagné à ne pas le dévaluer pour donner un avantage à leurs exportateurs. Il est d'ailleurs étonnant d'apprendre que les grandes entreprises japonaises n'aient (semble-t-il) pas couvertes une grande partie des recettes d'exportation à venir à des cours aussi attrayants que 115 et plus contre dollar ou 160 et plus contre euro.

Pour conclure, je crois que les tourments économiques du Japon sont exacerbés par des années de mauvaise politique monétaire et de change (durant lesquelles M. Shirakawa était déjà en poste à la BOJ). De plus, ce qui ressort de la fin de votre chronique, c'est que les récentes années prospères ne semblent pas avoir bénéficé à l'ensemble de la population (c’est le moins qu’on puisse dire …).

Je suis curieux de voir comment les autorités monétaires et gouvernementales vont réagir à la résurgence –réelle- de la déflation, du yen et à la baisse en volume et en valeur de ce qui les a portés si longtemps.

N'étant pas de formation économiste, j’ai certainement une vue partielle et trop « politique ».

Bravo pour vos passionnants articles !

Rémi (lecteur depuis peu)