mardi 23 décembre 2008

Chronique # 52: mon utopie ne connait pas les tsunamis

Dubai Silicon Oasis (Brian McMarrow)

22 décembre 2008


La Suisse du désert, le Miami de l’Iran, le Singapour du Golfe Persique, le Las Vegas du Moyen-Orient, Dubaï dont le nom rime avec Shanghaï et Mumbaï est devenue en deux décennies un centre d’affaires et de tourisme mondial.

Son gigantisme immobilier, symbolisé par l’hôtel sept étoiles en forme de voile, le Burj Al Arab (la tour des Arabes), ses centres commerciaux pharaoniques et ses archipels d’îles artificielles, Le Palmier et l’île Monde, son absence décomplexée de prétention culturelle, à la différence de sa voisine Abu Dhabi qui essaye d’ attirer des bébés du Louvre et du Guggenheim, son ambition technologique, avec son Village de la Connaissance, sa Media City, avec un bureau d’Al Jazzera la plus importante chaine privée de langue arabe, son Internet City, où il n’ y a pas de censure, et sa Silicon Oasis laissent le voyageur incrédule : mirage ou réalité ? Les deux mon capitaine.

Mille milliards de mille sabords de tonnerre de Brest, Cheikh Mohammed !

Dubaï Société Anonyme (Incorporated, comme on dit en anglais) ne s’excuse pas d’exister, ni de pas d’accorder de droits politiques ou sociaux à ses habitants, à 85% étrangers, de l’expatrié de Sa Majesté à la prostituée venue du froid et à l’immigré du Bangladesh. Ils sont venus gagner de l’argent et non démarrer un syndicat et peuvent donc être expulsés at will, c’est à dire sans motif, comme dans une entreprise anglo-saxonne.

Dubaï ne semble pas non plus particulièrement soucieuse de lutter contre le réchauffement climatique, il y fait pourtant 50 degrés Celsius l’été. Les incongruités paysagères rappellent et surpassent Las Vegas : les piscines réfrigérées, les pistes de ski sous cloche, les terrains de golf verts fluorescents sont une vérité qui ne dérange personne. Certes, l’eau des sprinklers « sent », mais on prend vite l’habitude de faire rentrer les enfants. Quant aux détritus, il y a des éboueurs qui font la queue pendant des heures pour nous en débarrasser.

(A son corps défendant, le voisin, Abu Dhabi a débloqué 15 milliards de dollars en janvier 2008 pour construire Masdar (la source en Arabe), une ville sans émissions de carbone, ni déchets, dont l’émir veut faire la « Silicon Valley des énergies renouvelables ». Pour ce prix-là, j’en prends cinq).

Ce que Cheick Mohammed el Maktoum, l’émir de Dubaï ne pouvait pas prévoir quand il s’ est lancé dans sa politique de travaux mégalomaniaque est qu’en cette fin 2008, le pétrole coterait 35 dollars du baril, ni que des milliers de petites apocalypses dans le Nevada, l’ Arizona, la Californie du Sud aient pu provoquer la chute dans la mer de grands pans de Manhattan, de Londres, de Tokyo, de Mumbaï, de Shanghaï, et qu’au lieu de mourir, l’onde se propage jusqu’ au Golfe d’Oman et au Chatt-el-Arab.


L’indice Tadawul d’ Arabie Saoudite a perdu 57,1% par rapport à décembre 2007, le Dubaï Financial Market encaisse un sévère repli aussi, à -65,16%. Sa capitalisation représente 121% du chiffre de 2005 contre 55% pour Oman. Mais le Quatar résiste mieux avec 238%, 180% pour le Koweit, 136% pour Bahrain, et 140% pour les Etats-Unis et la Grande-Bretagne.

Les actions d’Emaar, l’entrepreneur en BTP (developper) du front de mer, la Marina ont perdu 79% de leur valeur sur 52 semaines. Dans certains quartiers de Dubaï, le prix de l’immobilier a baissé de 49%, même si la moyenne n’est que de 4% dans les Emirats. Mais pour la première fois, les prix n’augmentent plus. Une note d’analyse de Morgan Stanley cet été annonçait, avant même la faillite de Lehman Brothers une baisse des prix de l’immobilier de 10% d’ici 2010.


Burj Al Arab, l’hotel 7 étoiles
Aujourd’hui à Dubaï, les seuls projets maintenus sont ceux qui avaient déjà obtenu un financement par un fonds souverain. Comme cet hôtel sous la mer, en construction ; il appellera l’Hydropolis et devrait ouvrir en 2010. Tout le reste est placé en stand by ou replatré à la baisse. Abd-al-Rahman Al-Rashed, le directeur général de la chaine saoudienne Al-Arabiya disait récemment : « don’t build it, because nobody can’t afford to come » (=arrêtez de construire, personne n’a les moyens de venir).

Programmée depuis un an, l’ouverture de l’hôtel Atlantis, un nom prédestiné par ces temps de tsunami, a eu lieu le 20 novembre dernier. 4000 homards pour 2000 invités, 5000 bouteilles de champagne Veuve Clicquot, 1000 serveurs, 500 sous-chefs, 4 chefs, le spectacle de sons et lumière surpassait celui lancé en août lors de l’ouverture des Jeux Olympiques de Beijing. Les 1589 chambres coûteront entre 800 et 25.000 dollars la nuit.

Combien de temps un éléphant Coué peut-il flotter dans le désert ?

Avant de devenir cette réincarnation de Babylone, Dubaï était un village de pêcheurs sur lequel le premier bâtiment en béton avait été érigé en 1956. Sans pétrole ou presque, il n’avait pour lui que d’être le seul port naturel en eaux profondes sur 650 kilomètres, la « Cote des Pirates ». Lorsque les Britanniques se retirèrent en 1968, le Cheikh offrit un pacte à celui d’Abu Dhabi qui, lui, possédait un douzième des réserves mondiales prouvées d’hydrocarbures. En 1971, les Emirats Arabes Unis étaient nés. Quand la taille du port ne permit plus d’écouler le volume croissant des exportations de pétrole, Abu Dhabi dépensa une partie de ses bénéfices liés au premier choc pétrolier pour moderniser les infrastructures portuaires de Dubaï.

Après la Révolution islamiste de Khomeiny en Iran, en 1979, Dubaï accueillit les réfugiés iraniens. Sa situation géographique la transforma en Miami du Golfe Persique et dans la plaque tournante du marché noir ; une sorte d’enclave binationale façon Hong-Kong.

Dans les années 80, à en croire le Wall Street Journal (daté du 2 mars 2006), Dubaï hébergeait toutes les convergences financières, politiques et commerciales louches avec une spécialité pour la protection des criminels en fuite et le blanchiment d’argent ; bref, rien que de très habituel dans un paradis fiscal. Mais quelque part au milieu des années 90, le père du Cheick actuel eut envie de changer de paradigme. Las Vegas avait entrepris de gommer son aspect Pigalle et de devenir une destination grand public (a family vacation) ; ce fut l’arrivée des répliques de la Tour Eiffel, de la Pyramide de Gisey, des canaux de Venise, des spectacles du Cirque du Soleil et des restaurants d’Alain Ducasse et des autres jet-chefs.

Le Cheikh avait tiré toutes les leçons du livre « Learning from Las Vegas » de Robert Venturi, prix Pritzker 1991. « Build it and they will come » (=bâtissez la ville et vous les ferez venir) telle avait été la philosophie des fondateurs de Las Vegas. Et il faut être arrivé, comme mon amie Bénédicte et son mari suédois en voiture, le long de cette autoroute de 600 kilomètres qui coupe le désert pour sentir la foi du charbonnier ou plutôt celle des braconniers qui voulaient instituer une ville où l’alcool, la prostitution et le jeu seraient légaux.

L’idée de bâtir une cité idéale ex nihilo est aussi vieille que la civilisation étrusque ou la République de Platon. Une très belle exposition à la Bibliothèque François Mitterrand en mai 2000 invitait à un parcours à travers les siècles du concept d’utopie.


Première édition de l’Utopie de Thomas More.
De Thomas More, on sautait à la Cité du Soleil de Campanella au XVIIème siècle.


Qui n’est pas sans rappeler la ville de rêves made in Dubaï.


Palm Island vue du ciel

L’exposition présentait de l’accomplissement utopique la face radieuse et la face sombre. Mais les exemples étaient tous situés dans le passé. Avec Dubaï, on est confronté à un cas d’utopie contemporaine, où des architectes imaginent des édifices qui incarnent des valeurs avant de répondre à des besoins. Evidemment, ce qui choque c’est que peut-être à l’exception des dérives d’Albert Speer, nous ne sommes pas habitués à des utopies …de droite.

Dans un livre paru en 2007, l’ancien ministre du Travail de Bill Clinton, Robert Reich analyse l’affaiblissement du pouvoir politique aux Etats-Unis et la montée en puissance des figures du consommateur et de l’actionnaire. Il appelle cette transformation de la démocratie et de l’économie de marché le « supercapitalisme ».

Paraphrasant le titre d’un ouvrage de Lénine (L’impérialisme, stade suprême du capitalisme), Mike Davis[i] parle de « stade Dubaï du capitalisme »[ii].

De mon côté, j'appellerai Dubai un exemple d'« hypercapitalisme ».

Vous prenez tous les éléments du rêve néolibéral : la privatisation de l’espace public avec les gated communities (des morceaux de villes privés), l’abolition des conflits de classe, -ici tout le monde est venu librement dans le poulailler libre pour maximiser son utilité-, et son corollaire la liberté contractuelle –pas de salaire minimum, pas de coalition de syndicats-, les zones libres d’impôt vous permettent de conserver votre gain au lieu d’aller le gaspiller à des dépenses collectives inutiles, la liberté de circulation des capitaux est totale, le despote éclairé un moindre mal. La communion générale dans les centres commerciaux (les malls) et la fête nationale-non officielle-le 12 janvier avec l’ouverture du Shopping Festival, parrainé par 25 centres commerciaux et qui dure un mois sont les façons modernes d’appartenir ; comme le Festival d’ Avignon ou le Carnaval de Rio. Vous enveloppez l’armée de bonnes et de maçons dans la cape d’invisibilité d’Harry Potter. Vous versez le tout dans une poêle préalablement chauffée et vous réduisez jusqu’à obtenir la savoureuse demi-glace de Dubaï.


Vous me direz que les immigrés sont exploités en Europe. Le passage dans le film autrichien « We feed the world » (2005) de Erwin Wagenhofer sur l’aberration de l’agrobusiness contemporain part d’une scène de planteurs marocains de tomates dans le Sud de l’Espagne, où vous ne savez plus très bien qui est le plus à plaindre si la tomate qui pousse sur une sorte de polystyrène ou le travailleur qui dort dans son dortoir infect. Dans l’univers Dubaï, la ville est bâtie et entretenue par des gens qui travaillent 6 jours et demi sur sept à rembourser leur dette au passeur et qui probablement ne veulent pas rentrer au pays les mains vides. Mais faut-il transposer la scène à Los Angeles en 2019 et appeler les servants des humanoïdes pour recueillir un peu de révolte des humains et qu’ils commencent à boycotter la place, comme l’Afrique du Sud de l’Apatheid ?


« We need slaves to build monuments » (=nous avons besoin d’esclaves pour bâtir des monuments), résume en désapprouvant un journaliste du Guardian. Croyez-vous que les maçons de Versailles avaient des congés payés? Alors ne venez pas nous donner des leçons de morale.


C’est bien pour ça que nous avons eu la Révolution Française.


Le comble de l’hypocrisie, pardon de la casuistique est atteint quand on nous dit que grâce à la finance islamique (46,5 milliards de dollars, 13,5% du volume de la place, d’après le magazine Forbes), les banques de Dubaï ont été moins touchées par la crise des subprimes. « L’Islam autorise le commerce mais interdit le prêt à intérêt (riba) » dit la deuxième sourate du Coran. Qu’à cela ne tienne, comme aux temps de la chrétienneté médiévale, on émet des obligations (les sukuk) qui respectent la lettre. Et le shamal emporte l’esprit vers Allah le miséricordieux.


Depuis avril dernier, des accusations de corruption planent sur la Dubaï Islamic Bank, une institution très islamique, comme le nom l’indique. Elles impliquent des entrepreneurs en BTP et des courtiers en prêts immobiliers. Parmi les personnes interrogées lors de l’enquête, on compte un ministre et deux ressortissants britanniques. Le Cheikh a annoncé publiquement que les « profits illégaux » ne seraient pas tolérés, nonobstant l’Habeas Corpus.


Pour l’instant le tsunami a révélé les vulnérabilités de Dubaï sans vraiment mettre en danger le modèle de développement. Certes la croissance pour l’année prochaine est plus que coupée de moitié, passant de 6,8% à 2,7% en 2009 ; le rythme le plus faible depuis 2001. Il est vrai également que la dette des entreprises privées atteint 89% du PIB. De plus, les revenus du pétrole des EAU, après avoir augmenté de 42.2 % en 2008 vont être réduits de 38.8 % en 2009 (376.3 milliards de $).


En fait, habituee a ne pas vivre du petrole, Dubaï peut équilibrer son budget avec un baril à 35 $ ; le problème est ailleurs. Qui viendra acheter ces sacs Gucci à 3500$ dans les malls pharaoniques en réservant la suite à 25.000$ de l’Atlantis pour toute la durée du Festival du Shopping? Dubaï se retrouve dans une situation analogue à la Chine vis-à-vis de ses principaux clients américains et européens. Le découplage, cette théorie économique qui avançait que les différentes zones économiques n’étaient plus interdépendantes est un mirage. Joker ! Le pouvoir contrôle la terre et tient les entrepreneurs en BTP dans sa main, grâce à un mélange de clanisme et de bons procédés, Dubaï a peut-être fini de croître comme le bœuf mais elle ne finira pas comme l’Islande.


Et le travailleur bengali continuera de jouer au cricket dans son compound en priant qu’il ne perde pas son emploi.

Gabrielle Durana
Chroniques du tsunami financier, all rights reserved

[i] Mike Davis s’est rendu célèbre aux Etats-Unis grâce à une histoire sociopolitique très intéressante, même quand vous n’ y mettrez jamais les pieds de la ville de Los Angeles (City of Quartz, 1992).

[ii] Dans un ouvrage collectif, publié aussi en 2007 (Paradis infernaux : les villes hallucinées du néo-capitalisme-passez outre le titre, le contenu est réellement appréciable.




The Els Club, Dubaï

Un joueur de cricket joue, la ou il y a de la place.






1 commentaire:

Gabrielle Durana a dit…

Boris F. depuis Varsovie m' ecrit:
la privatisation de l'espace public, dont Dubai est un des symboles, j'en ai vécu une illustration insulaire à Maurice :

Le mauricien a le culte du pic nic familial à la plage le week end. Les familles s'installent sous de grandes baches en plastique pour profiter des joies du rhum au bord de l'eau à l'heure de l'apéro.Et pour déguster un carry relevé au son des ravanes.C'est un élément culturel fort de se retrouver en famille pour décompresser. Toutes les communautés sont concernées, et hindous, créoles catholiques, musulmans se retrouvent tous joyeusement le dimanche sur les mêmes plages bordant l'océan indien.
Avec la construction de nouveaux "Resorts", les parcelles de plages publiques vont diminuant. Le modèle de développement économique mauricien s'est basé, au début des années 80, sur le tourisme haut de gamme européen qui venait profiter pendant une grande partie de l'année des plages de sable blanc et des variétés infinies de cocotiers dans la chaleur tropicale des lieux...Les quelques hotels 5 étoiles de maurice, de renommée mondiale, laissaient cependant encore de "l'esplage public" aux mauriciens amoureux du farniente les fesses dans le sable.
Avec la déstabilisation de l'économie par écroulement des deux autres piliers du développement (le textile et la canne à sucre), la croissance du début du XXIème siècle repose désormais quasi exclusivement sur le tourisme qui a du trouver un nouveau souffle dans de nouvelles constructions et projets qui défigurent les charmes naturels de la côte Sud, jusque là préservée, et de la côte Ouest, particulièrement saturée de constructions et de stations balnéaires importantes(Grand Baie, Flic en Flac)
L'espace public s'est réduit d'autant. Le mauricien de la rue n'ayant pas les moyens de s'acquitter du prix d'entrée à la journée dans un des palaces des plages, il doit se contenter de poser serviettes sur les quelques morceaux de plages publiques enserrées par d'imposants complexes hoteliers.On pourrait rever mieux que de voir les riches touristes occidentaux rougir dangereusement au soleil...
Par ailleurs, alors que jusqu'en 2002 le droit de propriété était réservé aux mauriciens, les étrangers ne pouvant se porter acquéreur de biens ou de terrains, on voit fleurir désormais les projets de type IRS pour « Integrated Resort Scheme » qui permettent aux riches acheteurs étrangers d'obtenir le sésame du statut de résident local.
Pendant ce temps, les inégalités sociales explosent...la consommation de drogues n'a jamais été aussi importante...et les tensions entre communautés s'accentuent...
mais tant que le tourisme va...tout va...dès lors qu'on garde les yeux fermés...sur les dangers de la privatisation larvée en cours...