mercredi 12 novembre 2008

Chronique # 38 L' inde et le triangle

11 novembre 2008


Hier quand je vous parlais de Robert Mundell, le professeur de Columbia qui a reçu le Prix Nobel d’ Economie en 1999 et dont la théorie des zones monétaires optimales sert de base à la monnaie unique, j’aurais dû vous préciser qu’il était Canadien. Vous allez voir c’est très utile pour vous parler de l’Inde, le quatrième des grands émergents, les BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) et du tsunami.

Dans les années 60, tous les pays du monde ou presque avaient un taux de change fixe par rapport au dollar. Les gouvernements surveillaient les entrées et surtout les sorties de capitaux. Même en tant que touriste international, on contrôlait l’argent de vos vacances.

Au Canada, les choses en allaient autrement. Quand vous êtes le voisin des Etats-Unis, c’est comme quand vous êtes le voisin du Vatican, attirance ou répulsion, la force invisible se manifeste. Le contrôle des mouvements de capitaux avec une frontière longue de 8891 kilomètres... n’avait jamais donné grand résultat. Les Américains investissaient comme si c’était le Vermont ou l’Illinois. La banque centrale du Canada avait beau essayer de fixer ses taux d’intérêt pour contrôler l’inflation tout en alimentant l’économie en liquidités, cela ne servait à rien. Elle n’avait pas prise sur la masse monétaire : il y avait trop d’entrées et de fuites dans le système. Refusant de se placer sous la tutelle de la Fed, la Banque du Canada décida quelque chose de réellement audacieux pour l’époque : laisser flotter sa monnaie.

En observant son pays, Mundell vint à rédiger l’un de ses papiers les plus importants. Tiens, ça rapporte combien d’aller placer son argent à Ottawa ? 2% de plus qu’à Chicago ! Hop, je saute dans l’avion. Six mois plus tard. Zut ! Leur inflation rogne sur mon profit… Je vais aller voir, hop, combien on m’offre pour mon argent à New York. Le différentiel des taux d’intérêt de part et d’ autre de la frontière et la liberté de circulation des capitaux, qu’est ce que cela donne ? Sa réponse fut que tout dépendait du taux de change. Si le gouvernement s’enferrait à absolument vouloir le maintenir fixe, la politique monétaire devenait inopérante. Si le gouvernement laissait flotter sa monnaie, la politique monétaire se remettait à fonctionner.

Mundell et Fleming ont reformulé la théorie désormais connue sous le nom de triangle d’impossibilité ou de trinité impossible. Elle se résume en disant que dans la vie il faut choisir. Vous ne pouvez pas avoir une politique monétaire autonome et la liberté des capitaux et un taux de change fixe. Vous pouvez en prendre deux sur trois.

Si vous voulez avoir une monnaie fixe et que vous voulez avoir une banque centrale qui puisse mener une politique monétaire autonome, alors vous devez contrôler l’entrée et la sortie des capitaux ; vous avez peut-être reconnu la Chine (qui a certes officiellement aboli le cours fixe de sa monnaie en 2005, sous la pression de l’Organisation Mondiale du Commerce et des Etats-Unis, mais qui de fait ne la laisse flotter qu’à +/- 0,5% de son cours pivot, ce qui revient à un cours fixe sotto voce-à voix basse).

Vous pouvez renoncer à une monnaie stable et préférer garder la libre circulation des capitaux et votre politique monétaire perso ; vous suivrez l’exemple du Canada et de l’Angleterre.
Enfin, vous pouvez donner la prévalence à la libre circulation des capitaux et à la stabilité de votre monnaie mais alors, oubliez que vous avez jamais eu une politique monétaire ; c’est ce qu’à fait grosso modo la Banque Centrale Européenne depuis sa création.

Si je ne vous ai pas perdu sur ma route des épices, vous devriez m’ objecter que toutes les banques centrales sont en train d’ utiliser matin, midi et soir leur politique monétaire et que vous n’ avez pas vu tomber le couperet du contrôle des changes et que les monnaies ne font que cela de flotter, pire que la devise de Paris, « fluctuat nec mergitur » ; elles sont bien battues par les flots ces jours-ci. Donc, il y a quelque chose qui cloche.

Elémentaire, mon cher triangle ! Le mot important ici est : « toutes les banques centrales ». En se coordonnant, elle ne mènent pas une politique autonome. Ce qui ferait bouger les capitaux dans un sens ou dans un autre, ce serait qu’elles fassent leur petite politique monétaire dans leur coin. Il y aurait alors un différentiel de taux d’intérêt entre disons l’Eurozone et les Etats-Unis. Mais, si elles s’entendent, vous ne gagniez rien à prendre l’avion. Donc la théorie n’est pas invalidée. Maintenant, attachez vos ceintures.

Vous ferez un autre jour votre pèlerinage Beatles à l’ashram de Maharishi ; je vous emmène à Bombai, la capitale économique (-et artistique ; à Amsterdam au XVIIème ou en Inde aujourd’hui, là où il y a de la richesse, il y a des collectionneurs et donc des peintres). C’est un long vol. J’ai pensé que pour vous aider à prendre votre mal en patience, outre revoir le film « Gandhi » de 1982, je pouvais vous raconter comment le Diable avait trouvé à se rendre utile en 1990. A force de tirer sur la carte de crédit étrangère, une dette de 83,8 milliards de $ s’était empilée qui représentait 40% du PIB et dont le service (c’est à dire le seul paiement des intérêts) mangeait 30% des exportations. Méga crise de la balance des paiements. Je vous passe le film d’horreur en vitesse. Arrive Zorro du fond du Penjab. Manmohan Singh connaissait bien le FMI pour y avoir travaillé, après son doctorat en macro-économie. Ancien gouverneur de la Reserve Bank of India sous Indira Gandhi (1982-1985), il devient donc ministre des finances en 1991 et hérite d’une économie au bord de l’apoplexie.

Le Licence Raj était le nom péjoratif donné à l’économie planifiée mise en place au lendemain de l’Indépendance. Tous les aspects de l’économie étaient contrôlés par l’Etat, soit sous forme de monopoles soit via les plans quinquennaux et il fallait des licences pour tout. Du coup la licence était reine (raj=roi) et celui qui pouvait vous en procurer une était faiseur de roi. La « Révolution verte » a bien apporté l’autosuffisance alimentaire. Mais le boulet démographique rendait toujours plus lointaine l’accumulation primitive de capital et le système n’a jamais permis un décollage économique. En 1991, on avait épuisé le modèle.

Manmohan Singh a aboli le Licence Raj et modernisé le pays. Sa politique d’inspiration centriste fut accompagnée de mesures sociales. Elle pourrait rentrer sous l’appellation d’économie sociale de marché. Bien sûr, le manque d’infrastructures et la pauvreté furent les deux principales pierres d’achoppement. Mais que le mouvement d’industrialisation se mît en marche et qu’il manufacturât une classe moyenne fut une source de fierté nationale, d’émerveillement pour les voisins et de rage muette pour les comparses du Diable.

Une leçon que les pays d’Asie ont apprise avec la crise régionale de 1997-1998 et que l’Inde avait retenue avant tout le monde, c’est qu’il fallait se constituer un trésor de guerre au cas le ciel vous retomberait sur la tête. Pour ce faire, l’Inde, la Chine, la Corée du Sud se sont toutes lancées dans des politiques mercantilistes. On exporte le plus possible et on importe le moins possible avec pour but un excédent vis-à-vis du reste du monde. En 2007, les exportations représentaient 47% du PIB de la région –Japon non compris- en hausse de 11% par rapport à 1998. La Chine a accumulé des réserves de change de presque 2 trillions de $. Début 2008, l’Inde comptait 300 milliards de $ dans son bas de laine. En mai, la cagnotte résonnait de 316 milliards de $.

Etre mercantiliste quand vous êtes le Brésil, grenier de la planète ou la Chine, manufacture du monde, c’est faisable. Mais quand vous êtes l’Inde et que vous manquez de ressources énergétiques pour alimenter votre industrialisation ? Vous vous lancez dans le nucléaire. Un essai en 1974, c’est l’esclandre. Vous remettez un petit coup à Pokhran en 1998, vous voilà au ban des nations. Alors vous épongez la facture pétrolière (80, 4 milliards de $ de janvier à août 2008), en vendant beaucoup de textile aux Gap de ce monde et en répondant à tous les téléphones qui sonnent à trois heures du matin, heure de New York. Soyons justes, l’Inde produit plus d’ingénieurs que les Etats-Unis. Ils sont d ailleurs tellement bien formés qu’on les retrouve dans la Silicon Valley, détenteurs de leur précieux visa H1B de travailleurs stratégiques ; jusqu’ à ce qu’ils créent leur entreprise dans leur Silicon Valley, à Bangalore.

Au fond l’Inde qui a mué à partir de 1991 a favorisé trois groupes sociaux : les grands propriétaires terriens, les capitaines d’industrie et les milieux d’affaires et une classe moyenne urbaine, autour de la sous-traitance, les usines et les call centers, qui a rejoint les professions libérales et la noblesse d’Etat. En 2006, 60 années après l’indépendance, un Indien sur trois est analphabète et vit sous le seuil de pauvreté.

En 1999, l’alternance ramène la droite nationaliste. Les réformes se ralentissent et la vieille plaie, depuis la Grande Migration de 1947-1948 où l’Inde se brisa en un grand pays à vocation hindouiste et deux petits pays musulmans, le Pakistan et ce qui deviendra, après une guerre civile en 1971, le Bangladesh, donc la plaie se rouvre pour la millième fois et sévissent les tensions religieuses. (Si vous ne vous souvenez pas de cette partie de l’histoire, restez éveillé quand on projette « Gandhi » ou essayez de louer le premier volet de la trilogie « Earth », « Fire » et « Water » de Deepa Mehta, sortie en 1999).

Sur la thématique de « L’Inde ne brille pas pour tous », le Parti du Congrès revient au pouvoir en 2004 grâce à une alliance avec le parti communiste ; dont le poids électoral ne s’est jamais démenti à travers les décennies et qui pèse alors 60 sièges sur 552. L’ancien ministre des finances, ancien gouverneur de la Reserve Bank of India, devient le premier sikh, premier ministre. (La religion sikhe opère un syncrétisme entre l’hindouisme et l’islam. On reconnaît leurs membres à leurs turbans blancs ou bleus, couleur de la protection). Lui qui avait servi sous Indira Gandhi, assassinée par un de ses gardes du corps sikhs devient un symbole de réconciliation nationale.

Manmohan Singh propose de relancer les réformes en copiant la réussite chinoise des zones franches dites «zones industrielles spéciales » et de nouveau d’amortir les effets du capitalisme sauvage par des politiques sociales volontaristes, encore plus prononcées, coalition communiste oblige. Il propose « sept sutras » (=priorités): l’agriculture (« a New Deal for Rural India »), l’eau, l’éducation, la santé, l’emploi, le développement urbain et les infrastructures. Rien de bien surprenant quand on essaie d’émerger du sous-développement. Mais il parle aussi du danger de la fonte des neiges de l’Himalaya avec l’effet de serre. Alors que si vous me laissez construire mes centrales nucléaires tranquille, mon industrialisation sera propre.

Les suicides d’agriculteurs surendettés en particulier à Vidarbha, dans l’Etat du Maharashtra, bien au milieu de la carte, est rapporté dans la presse indienne depuis les années 90. Il fait donc voter deux programmes pour soulager la misère : le National Rural Employment Guarantee Act qui fournit un revenu minimum aux plus démunis. Il concerne 20 millions de personnes sur 200 districts et devrait progressivement s’élargir à tout le pays. La loi Bharat Nirman (« Bâtir l’Inde ») vise à électrifier et viabiliser les villages. Le gouvernement offre aussi des prêts relais à trois mois aux paysans, mais vu les problèmes d’infrastructures, on peut douter que ceux qui ont le plus besoin d’échapper aux usuriers ne soient pas laissés sur le bord de l’absence de chemin. Sans doute l’une des multiples tensions que ce gouvernement doit balancer est que pour tirer les paysans de la misère, le prix de leurs récoltes doit augmenter, mais de l’autre côté, la population doit encore avoir les moyens de manger.

En sus pour absorber l’exode rural et résorber la pauvreté, l’Inde a besoin d’un taux de croissance d’au moins 10% annuel. Pari tenu ces trois dernières années, jusqu’ à ce qu’un certain jour de septembre un gros astéroïde tombe sur Manhattan.

Les choses avaient déjà commencé à se compliquer quand le premier ministre avait poussé à bout sa logique nucléaire et était allé à Canossa, je veux dire Washington pour obtenir un accord pour un usage civil de la technologie, devant fournir de l’électricité à 40% de l’Inde rurale. Ce traité multilatéral négocié de longue date et qui devrait aboutir est le fleuron du mandat de Manmohan Singh au point de laisser se briser la coalition.

Alors quand le tsunami est arrivé, le parti communiste qui s’était bien chauffé la voix en hurlant à la trahison de la mémoire de Nehru et du mouvement des non-alignés, a entonné l’Internationale.

Bien que l’Inde n’ait pas détenu d’actifs pourris de banques américaines ou européennes, le taux d’ouverture de son économie dû à sa politique mercantiliste la rend vulnérable à une contagion par la balance des paiements. Si l’Inde comme le reste des BRIC n’est pas en récession, ses clients le sont. En 2009, 90% de la croissance mondiale viendra des pays émergents et l’Inde escompte une croissance de 7,3%, déjà revue à la baisse. En Inde, à cause d’une combinaison de paternalisme et de forte syndicalisation, les licenciements ne sont pas la variable d’ajustement la plus immédiate. La valve c’est l’économie informelle, urbaine et rurale. Et les faillites.

Depuis l’éclatement de la crise, le crédit s’est contracté. La classe moyenne ne peut plus s’équiper. Ce qui va bien sûr à son tour se répercuter sur les investissements, les embauches et la croissance. La bourse de Bombai depuis janvier a perdu 50% de sa valeur. Les investisseurs institutionnels étrangers ont vendu pour 12,2 milliards de $ d’actions depuis début 2008. Les capitaux go home et la roupie risque de s’effondrer. Alors la Banque Centrale sort les armes.

Sauf que vous ne pouvez pas avoir des frontières qui sont une vraie passoire à capitaux, une politique monétaire autonome-ici expansionniste, ma non tropo, car l’inflation guète à tous les coins de rue- et une roupie stable. La trinité impossible vous commande de choisir : soit vous laissez se nécroser votre économie en interne faute de levier monétaire, soit vous laissez filer la valeur externe de votre monnaie. Vous aurez beau dépenser votre trésor de guerre, votre monnaie finira par tomber. Gouverner c’est choisir entre de grands inconvénients.

Jai Hind !
Jai Hind !
Jai Hind !

Gabrielle Durana
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