jeudi 30 octobre 2008

Chronique # 30 : les prions de la finance –fin-

30 octobre 2008

Banques de dépôt, banques d’affaire, banques régionales, caisses d´épargne, elles s’étaient toutes levées pour les CDO. Au 31 janvier 2008, soit six mois après l’éclatement de la bulle spéculative des subprimes, les pertes causées par ce type d’instrument financier basé sur les emprunts immobiliers s’élevaient à 265 milliards de $. La note s’annonçait encore plus salée ; il fallait provisionner. Officiellement, tout était sous contrôle. Les pertes ne concernaient que 2% des contrats, grand maximum.

Puis vint mars 2008, la chute de Bear Stearns, rattrapée au vol par JP Morgan Chase grâce à un cadeau fiscal de 29 milliards, (si vous ne comptez pas en milliards, vous n’êtes pas de ce monde) et causée par des pertes sur deux fonds d’investissement. Merrill Lynch (nous sommes tous cousins dans ce business) avait prêté 90% de l’argent pour acheter les CDO. Quand leur valeur commença à décliner, le portable de Ralph Ciolli, le gestionnaire chez Bear Stearns sonna. « Bonjour c’est Merrill Lynch et c’est pour un appel de marge. Il va falloir me donner plus de garanties ou remettre de l’argent ou on liquide tout. » De l’argent, Bear Stearn en chercha dans ses tiroirs, sous le matelas, dans la poche intérieure de tous ses investissements. Pris à la gorge, il alla se pendre sous un pont mais rencontra la Fed en chemin. Ben Bernanke lui dit : « Va plutôt te vendre à JP Morgan Chase ». Les fonds d’investissements furent liquidés en juin 2008. Merrill Lynch toucha le montant de la braderie 3,8 milliards de $ ; ce qui affecta à la baisse la valeur de ses propres CDO.
Bear Stearns n’était pas la seule institution à avoir des soucis. Depuis septembre 2007, AIG la plus grande compagnie d’assurance au monde, 1 trillion de $ à l’actif, 116,000 salariés dans 130 pays perdait de l’argent ; beaucoup d’argent, une hémorragie d’argent dans une branche employant 377 personnes et située en plein Londres. Des gens de PJ Morgan étaient venus voir AIG Financial Products en 2001 et leur avaient proposé un partenariat : avec la réputation d’AIG, il serait facile de percer dans le secteur du CDO et du CDS. JP Morgan concevrait les produits, AIG les financerait et les placerait auprès de sa vaste clientèle. Le chiffre d’affaire de l’unité londonienne quadrupla en 6 ans, passant de 737 millions de $ en 1999 à 3,26 milliards en 2005. En 2002, le bénéfice d’exploitation s’élevait à 44% du chiffre d’affaire. En 2005, il dépassait les 80%. Les rémunérations du casino s´étalaient de 423 millions de $ par an à 616 millions ; l’histoire ne dit pas combien gagnait la secrétaire. Le portefeuille de CDS à lui seul représentait 500 milliards de $ et rapportait en « primes d’assurance » 250 millions par an. C’était de l’argent facilement gagné puisque le risque de défaillance de toutes ces bonnes et solides entreprises était extrêmement faible.
A la fin d’ un trimestre de triste mémoire, le 30 septembre 2007, AIG dut admettre qu’elle avait perdu 352 millions sur les CDO. Ceci entraîna une réaction en chaîne. La note sur la qualité de la dette fut immédiatement abaissée. Tout à coup, cela coutait plus cher d’emprunter et tous les gens qui s’étaient contentés de votre réputation en guise de garantie vous passaient un coup de fil. L’appel de marge en septembre 2007 fut de 15 milliards de $. Le cours de l’action commença à dégringoler. Tandis que la situation dans l’immobilier s’aggravait, AIG perdit 7,8 milliards au premier trimestre 2008 et 5,3 milliards au second. Qu’il était loin le temps des bénéfices trimestriels de 4 milliards ! Au lendemain de la faillite de Lehman Brothers, et alors que s’approchait la fin du troisième trimestre, la Fed dut proposer aux dirigeants d’ AIG un prêt/nationalisation de 85 milliards, afin d’empêcher la chute d’un deuxième astéroïde ; surtout que la faillite d’AIG aurait causé une perte automatique (à cause du système des contreparties) de 20 milliards de $ chez le cousin Goldman Sachs.
Il n’y eut donc qu’un seul astéroïde à toucher la Terre cette semaine-là. La faillite de Lehman Brothers n´était pas seulement un événement énorme à cause du montant des créances : 150 milliards de $. La défaillance de cette grande banque causait aussi le déclenchement de tous les CDS qui avaient été passés sur sa tête en cas de décès. Il y en avait pour 360 milliards.

Comment pouvait-t-il y avoir plus de CDS que de dettes ? Le CDS n’était-il pas un instrument de couverture contre les risque d’insolvabilité d’ un partenaire commercial ? En fait, dans le marché dérégulé des credit derivatives (=produits financiers dérivés portant sur des prêts), les queues se promènent sans les chiens. C’est l’équivalent de vous pouvez prendre une assurance au cas où c’est votre voisin qui est cambriolé. Dans le cas de Lehman Brothers, 210 milliards de $ de CDS avaient été achetés pour des raisons purement spéculatives.
D’ après la Banque des Règlements Internationaux, en 2007, les produits dérivés représentaient 1.14 quadrillions de $. Un quadrillion c’est entre les trillions et les quintillions, dont vous aviez seulement entendu parler dans la bouche du commandant du Star Trek. Un quadrillion équivaut à mille trillions. Sur les 1,14 quadrillions de $ de produits dérivés, 548 trillions de $ sont cotés sur des marchés établis et régulés et 596 trillions de $ sont des produits échangés over the counter, sans aucune régulation, ni supervision ni même catalogage. Vous trouverez les données du quatrième trimestre de 2007 que je cite ici :

http://www.bis.org/statistics/otcder/dt1920a.pdf

Comment de tels chiffres sont-ils possible ? Quand vous achetez une action, vous avez trois jours pour régler votre opération. Si vous voulez acheter en empruntant, vous avez des règles. Dans les marchés dérégulés, il n’y a pas d’acompte minimum, vous pouvez donc acheter avec très peu ou pas d’argent sur la table. Il n’y a pas non plus de garanties exigées. Par exemple si dans un CDS, vous êtes la contrepartie qui s’engage à payer, personne ne vérifie que vous aurez les reins solides. Personne ne garde trace d’où sont passés les produits dérivés OTC ; les données publiées par la BRI proviennent de déclarations volontaires.

Mais quand même, les chiffres sont tellement astronomiques qu’ils en deviennent absurdes. Plusieurs centaines de fois le PIB de la Terre, est-ce de l’argent fantôme ?
Prenons l’exemple d’un CDS Morgan Stanley.

D’ abord il faut comprendre que comme il n’y a pas de bourse qui centralise les CDS, c’est comme si vous vouliez acheter ou vendre une bague ; il faut que vous alliez la proposer à différents endroits et voir ce qu’on vous en offre. Des entreprises spécialisées, comme Markit Intraday ou Phoenix Partners Group établissent chacune leur index avec des cotes. Au lendemain de la faillite de Lehman Brothers, un CDS Morgan Stanley à 5 ans coûtait 7,5% du montant assuré. Donc si vous étiez disposé à payer 750.000$ par an pendant 5 ans, si Morgan Stanley faisait faillite, la contrepartie vous rembourserait 10 millions de dollars. (7,5% de 10 millions = 750.000). Il y a trois jours vous pouviez obtenir la même chose pour moins cher : le CDS Morgan Stanley chez Phoenix Partners Group était tombé à 400 points de base soit 4%. Il vous en coûtait donc 400.000 $ par an pendant cinq ans pour assurer 10 millions. Le chiffre de 1.14 quadrillions est le résultat des valeurs nominales (notional value) de tous les contrats. Si Goldman Sachs détient 2 milliards de $ de CDS Morgan Stanley et est la contrepartie à hauteur de 2 autres milliards dans des CDS Morgan Stanley, cela fait 4 milliards de CDS dans la comptabilité des derivatives de la BRI alors qu’en réalité les deux opérations s’annulent.
La Depository Trust and Clearing Corporation (DTCC) est la chambre de compensation par laquelle transitent la plupart des opérations effectuées sur les marchés dérégulés, over the counter. Ce n’est pas une banque parce qu’elle ne prête pas, ne vend rien. Elle se contente de compenser les montants entre différents intermédiaires, comme quand vous déposez un chèque Société Générale sur votre compte à la BNP. Ce n’est pas non plus une bourse car elle ne cote pas les produits financiers.
Au lendemain de la faillite de Lehman Brothers, la DTCC demanda à tous les titulaires de CDS de les lui présenter. Personne ne savait exactement combien il y en avait, ni s’ils étaient aussi les shortsellers de l’action, mais bon l’histoire n’ est pas morale, vous l’aviez déjà remarqué. Personne n’avait idée de rien.

Après avoir établi le montant de 360 milliards de CDS Lehman Brothers, la DTCC les a compensés pour calculer les montants nets qui devaient changer de mains. Le chiffre était redescendu à 5,2 milliards. Enfin, le juge des faillites avait liquidé les actifs de Lehman Brothers et en avait obtenu 8,2 centimes du dollar. Les détenteurs de CDS seraient donc indemnisés à hauteur 91,8 centimes pour un dollar.

Si vous déteniez une créance de 10 millions contre Lehman Brothers, vous receviez un peu plus de 9 millions grâce l’achat du CDS. Sans lui, vous auriez touché un peu moins d’un million du juge des faillites. Si vous n’aviez pas de créance mais juste le CDS, votre petit investissement de quelques milliers de dollars (cinq ans c’est long et il fut un temps où l’entreprise semblait solide, donc le CDS était donné) venait de vous rapporter 9 millions ; sauf si votre bénéfice se trouvait annulé par des opérations que vous aviez émises dans l’autre sens.

Le prion s’en était donné à cœur joie. Ah, vive la maladie de la finance folle !

Gabrielle Durana
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